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Du bras de fer avec Éric Dupond-Moretti à la proposition de loi : les temps forts de la commission d’enquête du Sénat sur le narcotrafic

SERIE – Public Sénat vous propose de revenir sur les travaux parlementaires de l’année 2024. Le Sénat débattra fin janvier d’une proposition de loi transpartisane pour renforcer la lutte contre le trafic de drogue. Retour sur la commission d’enquête parlementaire, parfois mouvementée, qui a abouti à l’élaboration de ce texte.
Romain David

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Dans le rétroviseur. Public Sénat revient sur les travaux parlementaires qui ont ponctué l’année écoulée du côté de la Haute assemblée. Parmi eux : la commission d’enquête parlementaire « sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier ». Après six mois de travaux, le rapport produit par les sénateurs a donné lieu à une proposition de loi qui a été inscrite à l’ordre du jour du Sénat la semaine du 27 janvier.

C’est la droite sénatoriale, sous l’impulsion de son ex-chef de file, Bruno Retailleau, qui a utilisé son droit de tirage annuel pour lancer cette commission d’enquête fin octobre 2023, motivé par la hausse inquiétante du nombre de règlements de compte liés au trafic de drogue dans certains territoires, notamment à Marseille. « L’idée, c’est d’essayer de comprendre comment ces réseaux mafieux sont arrivés en France. Quand on voit les images, on a l’impression d’être en Amérique du Sud », confiait un élu LR à Public Sénat. Comme le veut l’usage, c’est un membre de l’opposition qui est désigné pour présider la commission, en l’occurrence le socialiste Jérôme Durain, spécialiste des questions de sécurité. Le sénateur LR du Rhône, Etienne Blanc, est nommé rapporteur.

Pendant six mois, la commission va auditionner plus de 150 personnes et effectuer plusieurs déplacements, notamment dans la cité phocéenne, mais aussi en Seine-Saint-Denis, au Havre ou encore à Anvers aux Pays-Bas, souvent considéré comme la première porte d’entrée de la cocaïne en Europe.

Un témoignage marquant

Parmi les auditions les plus marquantes, celle du journaliste italien Roberto Saviano, spécialiste du grand banditisme, auteur notamment de Gomorra et de Extra pure : Voyage dans l’économie de la cocaïne, qui vit depuis plus de quinze ans sous protection policière, sa tête ayant été mise à prix par la mafia. « Moi, j’ai brûlé ma vie. J’avais 26 ans, j’en ai maintenant 44 ans et la situation est la même. Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais », a-t-il confié aux élus lors de cet échange organisé par visioconférence du fait de sa situation.

Auprès des sénateurs, Roberto Saviano a dénoncé « la complicité du système économico-financier », qui profite indirectement de la surrentabilité du trafic de drogue, ou encore les relations ambiguës de la mafia et des sphères politiques. Il a aussi pointé les limités des politiques de dépénalisation, estimant que sur ce terrain-là, les Pays-Bas avaient « échoué ».

« A 16 ans, ils tuent des gens, nous à 16 ans, on calculait comment voler dans les supermarchés »

Fin février, c’est au tour d’Emile Diaz, dit « Milou », d’être entendu par les sénateurs. À 81 ans, cette ancienne figure de la « French connexion », une fameuse organisation criminelle marseillaise, principale exportatrice de l’héroïne consommée à New York entre les années 1950 et 1980, revendique sans trembler « 60 ans de banditisme ». « J’ai accepté de venir ici, car je m’aperçois que l’avenir est sombre », a-t-il expliqué.

Avec sa gouaille chantante et son indescriptible bagou, cet ancien criminel a dressé aux élus un comparatif criant entre le grand banditisme qu’il a connu, régi par certains codes – « Les vieux nous éduquaient et nous disaient ce qu’il fallait faire et ne pas faire actuel » –, et le narcotrafic actuel, marqué par un fort rajeunissement de ses membres et des pratiques de plus en plus violentes. « A 16 ans, ils tuent des gens, nous à 16 ans, on calculait comment voler dans les supermarchés. »

Marseille « au bord du gouffre »

Mais la plus notable des auditions menées par la commission d’enquête, à l’origine de vifs moments de tension entre le rapporteur Etienne Blanc et l’ancien garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, reste celle des magistrats du tribunal judiciaire de Marseille, le 6 mars. Le dossier phocéen est devenu particulièrement sensible pour l’exécutif. Emmanuel Macron a lancé fin 2021 un vaste plan de rénovation urbaine, « Marseille en grand », qui se double aussi d’une stratégie nouvelle en matière de lutte contre le trafic de drogue, incarnée par les opérations « place nette XXL » conduite par le ministère de l’Intérieur pour démanteler les principaux points de deal du territoire.

Mais devant la commission d’enquête du Sénat, le tableau dressé par les magistrats marseillais reste particulièrement sombre. « Les renforts en effectifs apparaissent d’ores et déjà insuffisants », alerte le président du tribunal judiciaire de Marseille, Olivier Leurent, appelant à la mise en place d’un « plan Marshall contre le narcotrafic ». « Je crains que nous soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille », alerte sa vice‑présidente, Isabelle Couderc. Pour Nicolas Bessone, le procureur de la République de Marseille, il est désormais possible de parler de « narco-homicides », voire de « narcoterrorisme ». Bref, deux heures d’audition édifiantes que le président Jérôme Durain résumera comme « une vertigineuse promenade au bord du gouffre. »

Éric Dupond-Moretti accusé de « subornation de témoin » par le rapporteur

Or, moins de quinze jours après avoir été interrogés par le Sénat, les magistrats du siège et du parquet se voient convoqués par le ministre de la Justice, en marge d’un nouveau déplacement d’Emmanuel Macron à Marseille. D’aucun y voit un recadrage des juges par la Chancellerie après les propos alarmants qui ont été tenus devant la commission d’enquête.

Lors de la séance de questions d’actualité au gouvernement du 27 mars, Etienne Blanc s’en émeut auprès d’ Éric Dupond-Moretti. Rapidement, le ton monte dans l’hémicycle entre les deux hommes. « Quand le garde des Sceaux convoque des témoins, que nous avons entendus dans le cadre d’une commission d’enquête sous serment, et que vous leur demandez quoi ? De se désister ? De se parjurer ? Mais Monsieur le garde des Sceaux, cela s’appelle de la subornation de témoin, car la commission est encore en cours d’enquête », tempête le sénateur du Rhône.

« Certains sont allés dire dès le lendemain que c’était une véritable boucherie. Je ne suis ni boucher, ni charcutier. J’ai tenu des propos qu’un garde des Sceaux responsable peut tenir », se défend Éric Dupond-Moretti.

Le gouvernement reprend la copie du Sénat

L’épisode semble avoir installé une forme de rivalité entre le ministre et la commission d’enquête du Sénat. Et sans attendre les recommandations de cette dernière, Éric Dupond-Moretti présente fin avril plusieurs pistes de réforme pour renforcer la lutte contre le narcobanditisme, parmi lesquelles un nouveau statut de repenti, la création d’un parquet national anticriminalité organisée (PNACO) et celle d’un crime « d’association de malfaiteurs en bande organisée ». « Le garde des Sceaux semble avoir suivi de près nos auditions… », raille Etienne Blanc après ses annonces.

Le rapport de la commission d’enquête sénatoriale est finalement présenté à la presse le 14 mai. Sans surprise, il reprend les recommandations déjà formulées par le ministre de la Justice. Les sénateurs proposent également la création d’un « DEA à la française », en référence à l’agence américaine de lutte contre le trafic de drogue, et l’instauration une procédure d’injonction pour richesse inexpliquée afin de mieux cibler les biens et avoirs issus des trafics. La commission d’enquête insiste également sur la vigilance dont les services de l’Etat doivent faire preuve autour du risque de corruption, mis en avant au cours de nombreuses auditions. « On n’est pas dans un narco-Etat, mais on s’approche d’un affaiblissement de la puissance publique et ça, c’est le signe d’un narco-Etat », met en garde le rapporteur.

Deux mois plus tard, le rapport du Sénat et ses 35 recommandations donnent lieu au dépôt d’une proposition de loi cosignée par Jérôme Durain et Etienne Blanc. Mais le devenir de ce texte transpartisan, comme celui porté par Éric Dupond-Moretti, est mis en suspens par la dissolution du 9 juin. Le rapprochement des LR et du camp présidentiel, à la faveur de la nomination de Michel Barnier à Matignon fin septembre, tourne à la faveur de la Haute Assemblée.

Arrivé au ministère de l’Intérieur, Bruno Retailleau a répété à plusieurs reprises qu’ils souhaitaient que le gouvernement reprenne la copie sénatoriale. Le 8 novembre, il présente conjointement avec le nouveau ministre de l’Intérieur, Didier Migaud, un plan de lutte contre le trafic de drogue qui puise largement dans les travaux des parlementaires. Avant la chute du gouvernement Barnier il était prévu que la proposition de loi du Sénat, soit examinée la semaine du 27 janvier au Palais du Luxembourg.

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