Envolée du prix du blé : « Avec la guerre en Ukraine, on est presque dans l’effroi », considère un spécialiste

Envolée du prix du blé : « Avec la guerre en Ukraine, on est presque dans l’effroi », considère un spécialiste

Début mars, les cours du blé ont dépassé les 400 euros la tonne. La progression en quelques jours est verticale. L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe a dopé les inquiétudes sur une matière première stratégique, qui avait déjà fait les frais de l’inflation mondiale ces derniers mois. Sébastien Abis, directeur du club Demeter, décrypte la situation actuelle.
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La reprise de l’économie mondiale après la première année de pandémie de covid-19 avait déjà provoqué une flambée des matières premières. L’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine, deux pays incontournables dans la production de blé, a envoyé les prix à des sommets : + 70 % par rapport aux jours qui ont précédé le conflit. Le sujet de la souveraineté alimentaire européenne était d’ailleurs à l’agenda des travaux parlementaires dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. Une Conférence interparlementaire sur l’autonomie stratégique économique de l’Union européenne s’est tenue ce lundi 14 mars au Sénat.

Comment expliquer ce choc dans les cours mondiaux du blé ? Quelles en seront ses conséquences ? Pour décrypter ces enjeux, nous nous sommes entretenus avec Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), et directeur du Club Demeter, un think tank qui regroupe des entreprises et des acteurs institutionnels clés dans les secteurs agricole et agroalimentaire. Il est l’auteur de Géopolitique du blé - Un produit vital pour la sécurité mondiale (Armand Collin, 2015).
 

Que représente l’Ukraine dans l’approvisionnement mondial en blé ?

L’Ukraine a toujours été un grand grenier et un exportateur de blé. Dès l’Antiquité, cette région produisait pour Athènes. Le pays a du potentiel, ce sont les terres arables les plus vastes du continent : c’est 30 millions d’hectares cultivés, contre 26 en France.

Ces dernières années, l’Ukraine a misé sur l’agriculture pour se développer, enrichir ses capacités domestiques. Une partie conséquente de sa production est exportée. L’agriculture représente 10 à 15 % de son PIB et 20 % de l’emploi, mais c’est 30 à 40 % des exportations totales du pays. Il y a beaucoup de productions en grande culture : le tournesol, l’orge, le colza, le maïs. Pour le blé, l’Ukraine est le septième producteur mondial, mais surtout 4e ou 5e exportateur mondial. Elle fait 10 à 13 % ces dernières années de parts de marché dans le monde à l’export. Il faut avoir conscience de ces volumes importants.

A l’export, l’Ukraine a multiplié par 12 le montant de ses exportations agricoles depuis le début du XXIe siècle. Ce qui est intéressant, c’est de voir le mouvement des dernières années. Depuis le début du siècle, elle a exporté au total près de 190 tonnes de blé, dont 90 sur les cinq dernières années ! On est face à une grande puissance agricole, qui est capable de libérer beaucoup de surplus à l’export et de contribuer à un certain nombre d’équilibres alimentaires mondiaux. Elle a parfaitement conscience que le monde a faim.
 

Elle a donc répondu à une hausse de la demande ?

Il y a deux milliards d’habitants en plus sur la planète depuis 20 ans. Le blé, on en consomme sous différentes formes, c’est l’un des produits clés de la sécurité alimentaire de base. Les besoins ont augmenté dans le monde, mais les producteurs exportateurs sont les mêmes. Au début du siècle, on consommait 600 millions de tonnes de blé par, aujourd’hui 800. Sur ces 800 millions, 200 partent à l’export.

L’Ukraine et la Russie étaient sortis des écrans radars pendant la période soviétique. Ces dernières années, ils ont apporté une grande partie de la solution agricole à la croissance mondiale. Ils ne sont pas faits prier pour exploiter ce créneau.
 

Le boisseau de blé (environ 27 kg) est passé de presque 8 dollars mi-février à plus de 13 le 7 mars. Comment expliquer le niveau de la flambée actuelle des prix ? Comment la qualifieriez-vous en comparaison des précédentes ?

Les marchés ont toujours réagi aux troubles géopolitiques. Et quand vous avez un trouble sur un grenier, il y a un démultiplicateur de nervosité.

Avant la crise, nous étions déjà sur des prix de céréales et de produits agricoles de base au plus haut depuis la crise de 2007-2008. C’est le résultat de la crise du covid-19. Les tarifs du fret ont augmenté, les engrais aussi, il y a des problèmes climatiques. On était déjà à 300 euros la tonne de blé, et c’est déjà énorme. Il y a deux ans, c’était 150 euros ! Avec la guerre en Ukraine, la tonne s’est négociée entre 400 et 450 euros la tonne, les prix crèvent le plafond. On est sur des records absolus.

Sur trois semaines, la hausse est spectaculaire et s’inscrit dans un contexte où les prix étaient déjà élevés. Le renchérissement des produits agricoles, cela fait 24 mois qu’il est progressif. La planète a, depuis deux ans, de grandes inquiétudes alimentaires. C’est structurel pour certains pays. Tout le monde était déjà en pleine nervosité, avec la guerre en Ukraine, on est presque dans l’effroi.
 

Les zones productrices d’Ukraine se situent-elles dans les principales zones de combat ? La production est-elle déjà perturbée ?

En blé spécifiquement, 60 % de la production se fait dans les oblasts de l’est, et dans les régions littorales de la mer Noire pour beaucoup. La production se fait largement à l’est de Kiev. Entre la récolte de l’été dernier et celle de l’année 2022, vous avez l’année commerciale. Il restait six à sept millions de tonnes dans les stocks. Ils ne sont pas chargés, pour des problématiques sécuritaires et logistiques évidentes. Mais la grande inconnue, c’est : quelle quantité sera récoltée à l’été 2022, si tant est que des récoltes soient possibles. Rien ne dit qu’elle sera de qualité. L’Ukraine peut être rayée demain des marchés mondiaux pour 18 mois.
 

Y a-t-il un risque de pénurie mondiale ? Quelles sont les conséquences dans le monde sur la sécurité alimentaire ? Doit-on s’attendre à de nouvelles émeutes de la faim ?

Il n’y a pas de risque de pénurie en tant que telle, il y a toujours des équilibres de marché qui se créent. Certains exportateurs vont devoir privilégier certains clients plus que d’autres. Si demain la Russie fait totalement main basse sur les capacités céréalières de l’Ukraine, est-ce que les acheteurs vont charger les marchandises, est-ce que la Russie va vouloir dérouter, quid des sanctions ? Il y a aura des questions réputationnelles. Les cartes peuvent être rebattues. Il y a toujours eu une géopolitique des céréales, les routes et les jeux d’acteurs évoluent en fonction de considérations extra-agricoles.

Un tiers des habitants des pays arabes par exemple sont dans l’insécurité alimentaire. Au Proche-Orient, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, on est sur une zone très dépendante des marchés internationaux. Les pays du sud de la Méditerranée, le Maroc, la Tunisie, ont aussi été confrontés à une sécheresse. Il y a une question de soutenabilité budgétaire pour ces pays. L’Indonésie et ses 250 millions d’habitants, est aussi un acheteur de blé, c’est le deuxième au monde après l’Egypte.

Des pays vont se donner tous les moyens d’acheter la paix sociale, ce qui va faire exploser les coûts budgétaires nationaux. L’inquiétude est vraiment sur les prochains mois, au moins jusque dans l’année 2023.
 

Quelles sont les conséquences pour la France, même si l’Hexagone est autosuffisant en blé ?

Il faut distinguer le sujet du blé des autres commodités. En blé, pas de problème. Le tournesol est plus problématique, car il rentre dans l’alimentation animale. Cela va renchérir le coût de production de la volaille, du porc. Il est clair que les producteurs ne peuvent pas assurer seuls la hausse des cours de l’énergie et des engrais. Les agriculteurs français et européens sont impactés. Si les engrais et l’énergie ne sont pas accessibles compte tenu des prix, un certain nombre d’agriculteurs ne pourront pas faire le rendement souhaité. Et ce n’est pas une bonne nouvelle, car la demande mondiale augmente.
 

Depuis le pic atteint pendant la première semaine de mars, les cours du blé se sont repliés. Néanmoins, est-ce que le mal est déjà fait ?

Le reflux est relatif. 300 euros la tonne de blé, c’était déjà insoutenable pour certains pays acheteurs. On n’est pas du tout dans une situation qui se détend. Si la guerre en Ukraine est réglée, mais qu’il y a un pépin climatique dans un autre gros pays producteur, les marchés ne seront pas baissiers.
 

Quel est l’état des récoltes justement dans le monde et particulièrement en Chine ?

Il y a eu une sécheresse en Chine. Elle risque de devoir acheter un peu plus de blé que prévu. C’est à regarder avec beaucoup d’attention, les chiffres ne sont pas forcément très communiqués, il faut être prudent. Elle a passé commande de 10 millions de tonnes par an depuis deux ans. Ce n’est pas grand-chose par rapport à sa production de 140 millions, c’est un trait pour elle. Mais ça pèse dans le monde, ce sont des tonnes qui vont manquer ailleurs.

Globalement dans le monde, on a une année qui est bonne, il n’y a pas de casse attendue. Au niveau du blé, les dernières estimations de février étaient sur une production mondiale de 780 millions de tonnes, c’est un plus que l’an dernier, laquelle était de 775 millions de tonnes. Mais on en consomme 780, il n’y a donc pas de marge ! Il y a des stocks estimés à 280 millions de tonnes dans le monde, un trimestre de consommation s’il y avait zéro récolte dans le monde. Il ne faut pas perdre de vue que la moitié de ces réserves sont en Chine, qui stocke toujours l’équivalent d’une année de sa consommation.
 

Comment imaginez-vous la suite dans les prochains mois ?

On peut tout à fait imaginer que si le conflit dure, l’Ukraine ne va pas pouvoir sortir ce qu’il lui reste, elle ne va pas pouvoir récolter. Il est aussi possible qu’il y ait des perturbations en Russie si le pays déraille avec les sanctions. Sans avoir de problèmes climatiques et de mauvaises récoltes en France et en Europe, vous pouvez avoir un prix qui se maintient à des niveaux élevés. C’était déjà inimaginable de passer la barre des 400 euros la tonne il y a quelques semaines. Un blé à 150 euros la tonne, je ne pense pas qu’on le reverra dans les 18 prochains mois.

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