Les Français s’y sont désormais habitués. A heure fixe, le point presse quotidien de Jérôme Salomon fait office de sinistre rituel pour des millions de téléspectateurs. Le Directeur général de la santé y énumère froidement les chiffres qui illustrent l’avancée du coronavirus sur notre territoire. Mardi 24 mars, la France comptait 1.110 décès et 22.300 cas recensés depuis le 21 janvier 2020. Mais que contiennent ces chiffres ? Sont-ils un indicateur fiable pour juger de l’impact du virus ? Au contraire, ces données visent-elles à atténuer l’ampleur de la catastrophe ?
Cas réels sous-estimés
« La Direction générale de la santé (DGS) passe son temps à communiquer sur le nombre de cas, ce qui n’a aucun intérêt » grince Bernard Jomier, sénateur PS de Paris et médecin généraliste de profession. Les cas officiels qui figurent dans les annonces de la DGS ne sont en fait que les cas positifs qui ont été dépistés. Or, la France ne procède pas à un dépistage de grande envergure du Covid-19, un choix politique et économique critiqué avec véhémence par une partie du monde médical et de l’opposition.
Depuis le début de l’épidémie, les tests sont réservés à des publics particuliers : malades lambda qui arrivent à l’hôpital, mais aussi personnel soignant. A l’inverse de l’Allemagne où près de 12.000 tests sont réalisés chaque jour, l’hexagone n’en réaliserait que 5.000 à l’heure actuelle. La Direction générale de la santé compte augmenter ce nombre de tests « dès la semaine prochaine », et espère atteindre le chiffre de 9.000 dépistages quotidiens. En attendant, le nombre de cas officiels de personnes positives au Covid-19 annoncé chaque soir est encore très largement sous-estimé. L’organisme Santé publique France, rattaché à Matignon, en charge de collecter les données, en fait même l’aveu sur son site internet. « Du fait de la difficulté de l’identification et de la confirmation biologique de l’ensemble des cas de Covid-19, les données présentées sous-estiment le nombre réel de cas ». Certains syndicats de la profession, comme l’Union fédérale de la santé privée (UFSP), qui regroupe onze branches du secteur médical, parlent d’un chiffre « trois à quatre fois supérieur en réalité » tant pour les cas confirmés que les décès.
L’« impossible recensement » des décès
Depuis vendredi dernier, les autorités ont apporté une nuance de taille à leurs annonces concernant les décès qui laisse craindre, là aussi, une large sous-estimation des chiffres. Les morts annoncées sont désormais imputées aux seuls patients décédés « en milieu hospitalier ». Depuis quelques jours, Santé publique France en fait mention sur son site web, au-dessous du bilan des décès : « Indicateurs produits à partir de données remontées quotidiennement des hôpitaux par le système SI-VIC » peut-on lire. Le SI-VIC est le « système d’information pour le suivi des victimes d’attentats et de situations sanitaires exceptionnelles ». Un logiciel dans lequel les établissements de santé enregistrent les décès dus au Covid-19. La plateforme aurait déjà connu quelques ratés notamment dans la région centre.
Ce comptage des victimes du covid-19 est donc loin d’être exhaustif. Michel Amiel, sénateur (Les Indépendants) des Bouches-du-Rhône et médecin parle lui d’un « impossible recensement ». Pour lui, la seule manière d’obtenir un chiffre tangible serait de « généraliser les tests de dépistage » pour rapprocher le « nombre de cas réels au nombre de victimes ».
Tragédie à huis clos dans les Ehpad
Mais de nombreuses autres victimes ne seront jamais dépistées, rendant quasi transparent leur décès aux yeux des statistiques. Les personnes décédées à domicile du Covid-19, ou encore les personnes âgées qui succombent du Covid-19 dans les Ehpad ne sont actuellement pas prises en compte. Les établissements pour personnes âgées ne sont pour le moment pas reliés à la plateforme SI-VIC. Pourtant, le bilan risque de s’alourdir rapidement. Malgré la réclusion stricte de leurs occupants, plusieurs dizaines de décès ont été signalés ces derniers jours dans des Ehpad des Vosges, de Haute-Savoie ou même à Paris. Mais à ce stade, aucun bilan global des victimes n'a été communiqué par les autorités pour ces établissements. « Tous les directeurs d’établissement sont très inquiets pour les résidents et les équipes » s’alarme Jean-Pierre Riso, président de la FNADEPA (Fédération nationale des associations de directeurs d'établissements et services pour personnes âgées).
Dans les Ehpad, la règle qui prévaut est de tester les deux premiers cas suspects pour circonscrire le virus, sans toutefois tester les malades suivants. Pour Jean-Pierre Riso, cette absence de tests systématique obligent résidents et personnels soignants à se « battre contre un ennemi invisible ». Jérôme Salomon a annoncé mardi soir la mise en place d’un suivi quotidien de la mortalité dans les Ehpad dans les « prochains jours ». Contactée, la Direction générale de la santé nous confirme par mail qu’une « application permettant le suivi quotidien de la mortalité » dans les Ehpad et autres établissements médicaux-sociaux est en cours de développement. Ce dispositif, lancé dans « les tous prochains jours », devrait permettre selon la DGS, d’additionner « les décès survenus à l’hôpital et ceux survenus dans les Ehpad » couvrant ainsi « les deux principaux lieux de survenue des décès liés au Covid-19 ». Mais pour Dominique Chave, secrétaire général de l’UFSP, cetet absence de recensement des décès dans les Ehpad signifie surtout « que les personnes âgées n’ont plus vocation à être soignées ». « Une nouvelle fois, elles sont la dernière roue du carrosse » se désole le responsable syndical.
« Guerre des chiffres »
Dans cet océan de données parcellaires et parfois contradictoires, difficile de savoir à quels chiffres se vouer ? Pour Bernard Jomier, les seuls chiffres tangibles auxquels nous pouvons nous raccrocher sont « le nombre de patients hospitalisés » pour cause de Covid-19, et « le nombre en réanimation ». Ces données fortement corrélées donneraient une bonne indication de l’évolution du virus comme le relèvent nos confrères de Mediapart. De leur côté, les sénateurs issus du corps médical préfèrent reléguer au second plan de la crise cette « guerre des chiffres » qui marque surtout, selon eux, la volonté du gouvernement « d’afficher sa transparence » aux yeux de l’opinion. « On veut montrer que l’on ne cache rien au public » analyse Bernard Jomier. « Nos sociétés modernes ont besoin de chiffres », abonde son collègue Michel Amiel, « mais autrement ça ne sert à rien ». Plus anxiogène qu’autre chose, cette « soif de transparence absolue ne nous rassurera que lorsque les courbes commenceront à baisser » tranche le sénateur des Bouches-du-Rhône.