Cela faisait plusieurs jours que Vladimir Poutine évoquait l’obligation de payer les produits énergétiques russes en roubles pour les « pays inamicaux » à la Russie. C’est maintenant chose faite, avec un décret rendant effectif ce vendredi le paiement en rouble des importations de gaz russes. Les entreprises européennes, américaines, britanniques, japonaises et australiennes devront donc « ouvrir des comptes en roubles dans des banques russes », a précisé Vladimir Poutine jeudi soir à la télévision, de sorte que « c’est à partir de ces comptes que seront effectués les paiements pour le gaz livré à partir de [vendredi]. » Bruno Le Maire a immédiatement précisé que la France, comme l’Allemagne ou l’Italie, plus gros importateurs européens, « n’accept [aient] pas de payer les contrats gaziers dans une autre monnaie que celle qui est prévue par les contrats, qui doivent être rigoureusement respectés. »
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Or, Vladimir Poutine a bien précisé que « si de tels paiements ne sont pas effectués, nous considérerons cela comme un défaut de la part des acheteurs […] et les contrats existants seront annulés. » Si bien que Bruno Le Maire a confié qu’il pouvait « y avoir une situation demain, où il n’y aurait plus de gaz russe. » En fait, on ne devrait probablement pas en arriver là, parce qu’entre-temps, la Russie a proposé ce qui apparaît finalement comme une sorte de compromis aux Occidentaux : le décret pris par Vladimir Poutine précise que les sociétés importatrices de gaz russe pourront l’acheter en effectuant un paiement en euros ou en dollars sur un compte bancaire de la banque Gazprom, qui aurait ensuite la liberté de convertir ces paiements en roubles.
« Tout le monde est content »
Un dispositif qui permet à tout le monde de sauver la face, pour Maria-Eugenia Sanin, économiste spécialiste des questions énergétiques : « Poutine contourne la problématique et ses clients aussi. Ces contrats sont souvent en « take or pay », c’est-à-dire que même si l’on consomme moins, on paye une quantité minimale. Là tout le monde est content parce que les contrats sont respectés, donc les Russes reçoivent des paiements et les clients occidentaux vont continuer à recevoir le gaz. » Exiger un paiement en roubles constituerait bien un motif de rupture des contrats de long terme qui lient la Russie à ses différents clients acheteurs de gaz naturel, dans la mesure où « cela implique une exposition aux risques liés à l’évolution du taux de change », explique Maria-Eugenia Sanin. En revanche, le fait que Vladimir Poutine exige que les paiements soient versés à certaines institutions financières ne remet en effet pas vraiment en cause les contrats, puisque, comme l’explique Nicolas Goldberg, expert énergie chez Colombus consulting, « pour les Européens, cela ne change rien, et de toute façon c’était inapplicable. »
Si un changement dans la devise de paiement pourrait faire varier le prix effectivement payé – à la hausse ou à la baisse selon les taux de change – et donc justifier l’annulation de contrats se chiffrant en milliards de dollars, l’architecture de paiement imaginé par Vladimir Poutine ne met pas en danger la pérennité des contrats. « La banque imposera ensuite un taux de change, mais cela n’intéresse pas les clients, qui ont de toute façon payé ce qui était écrit dans leur contrat », confirme Maria-Eugenia Sanin. Pour autant, la question de la légalité et du droit des contrats n’est pas fondamentale dans l’affaire du paiement en roubles, d’après elle : « La question de la légalité n’est pas très intéressante, parce que du moment qu’on est en guerre, Poutine fera ce qu’il veut. Et de notre côté, ce n’est de toute façon pas légal de geler des actifs. » Ou d’envahir unilatéralement un Etat souverain, aurait-on envie d’ajouter. En tout état de cause, c’est bien un rapport de force qui se joue, et pas une bataille légale. Or ce rapport de force est structuré par une interdépendance entre la Russie et l’Europe : certains pays européens dépendent du gaz russe pour leur approvisionnement énergétique, tandis que la Russie dépend des revenus générés par ses exportations énergétiques, et en particulier de gaz, qui nécessitent des infrastructures gourmandes en investissements.
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« Poutine avoue cette interdépendance » entre la Russie et l’Europe
D’après Nicolas Goldberg, « le sujet n’est pas tant énergétique que purement économique. » Et en effet, pour Maria-Eugenia Sanin, le montage financier proposé par Poutine lui permet « de s’assurer que ces paiements arrivent dans une banque russe, qui lui est favorable » et ainsi d’être « sûr que ses actifs ne seront pas gelés. » En clair, avec l’exclusion de la majorité des banques russes du système « Swift » au début de la guerre, ainsi qu’avec les sanctions sur les actifs des pouvoirs publics, la Russie – et notamment la banque centrale russe – fait face à un manque structurel de devises et de réserves de change, qui ont été gelées. Or, vu la dépendance de pays comme l’Allemagne au gaz russe, « en se faisant payer dans une banque qui ne va pas être sanctionnée par l’Allemagne, Poutine a eu une bonne idée, parce qu’il peut soit demander le paiement directement dans le cadre du système bancaire russe [le MIR par exemple], soit le passer immédiatement de Swift au système russe une fois le paiement reçu », détaille la maîtresse de conférences à Paris-Saclay. « Ce n’est pas sans risque », précise-t-elle, puisque « l’Angleterre pourrait geler les avoirs anglais de Gazprombank, mais ce ne seraient que des sanctions partielles, l’Allemagne ne le fera jamais. »
Vladimir Poutine se prémunit ainsi contre d’éventuels gels des actifs perçus, grâce aux exportations énergétiques et sécurise en quelque sorte un approvisionnement en devises internationales, relativement hermétique à d’éventuelles sanctions. Certes, c’est un point positif pour la Russie, mais ce faisant, Poutine avoue aussi en quelque sorte qu’il ne peut se passer de ses exportations vers l’Europe. « Il veut contourner les sanctions, mais il dit aussi qu’il veut continuer à nous livrer et donne même un moyen de pérenniser des paiements. Ainsi, il avoue cette interdépendance. » Pour Nicolas Goldberg aussi, ce coup de bluff de Poutine pour contourner les sanctions économiques n’est pas non plus le coup du siècle : « Cela a matérialisé le fait que pour les Européens, il fallait apprendre à faire sans la Russie. Les contrats à long terme permettent théoriquement de partager les risques et de stabiliser le marché, or on se rend compte qu’on est à la merci du chantage russe, donc les industriels seront de plus en plus frileux pour conclure des contrats de long terme avec la Russie. Ce n’est pas sûr qu’elle soit la grande gagnante de cette histoire. » À court et moyen terme, l’Europe ne peut se passer du gaz russe à consommation constante, sans hypothéquer les trajectoires de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Restent la sobriété et l’efficacité énergétique, pour l’expert énergie de Colombus consulting : « Le mieux pour sécuriser l’approvisionnement, c’est de réduire les besoins d’approvisionnement. »