Rebecca Fitoussi : Vous êtes un spécialiste des origines et de l’évolution de l’Homme.
Ce que l’Homme vit aujourd’hui, ce virus auquel il est confronté revêt-il un caractère historique ?
Yves Coppens : Sur le plan de notre Histoire, depuis que l’on prend des notes, depuis qu’on enregistre, oui, il est historique. On n’a pas eu de phénomène apparemment aussi important.
C’est intéressant et même passionnant comme époque. Passionnant !
- A-t-on connaissance de tels phénomènes dans la préhistoire ?
L’espèce humaine a dû être confrontée à de tels fléaux, mais la paléopathologie, l’étude des maladies a posteriori, se fait essentiellement pour nous sur l’os et sur la dent puisque tout le reste n’est pas conservé. Un virus qui agresse les voies respiratoires, on n’en a pas la trace. En revanche, sur les os, oui ! C’est là d’ailleurs qu’on voit que la mixité avec l’animal entraine des problèmes. Depuis le néolithique, depuis que l’Homme s’est mis à élever des animaux, il y a une promiscuité qui a entrainé un partage de choses bien agréables mais aussi de choses moins agréables comme le passage de certaines bactéries, de certains bacilles, de certains virus de l’animal à l’Homme.
- Vous avez un exemple en tête ?
Oui, la tuberculose. Figurez-vous qu’elle a d’abord affecté les bisons, et les aurochs (ndlr : espèce disparue de bovidé), il y a 20.000 ans/ 30.000 ans. Puis l’Homme s’est mis à élever l’auroch, c’est devenu le bœuf et la vache, et le Mycobacterium bovis (Ndlr : bactérie responsable de la tuberculose affectant les bovins) et devenu Mycobacterium tuberculosis, c’est-à-dire que le bacille est passé à l’Homme. C’est ainsi que l’Homme a contracté la tuberculose. Je vous parle de cela parce que la tuberculose est très visible dans les ossements que l’on recueille de périodes très anciennes.
- L’espèce humaine aurait-elle pu s’éteindre à cause de telles bactéries ?
L’espèce humaine est quand même aujourd’hui très importante sur le plan démographique et a une importance telle que ce sera difficile de l’éteindre. Bien sûr que nous sommes toujours soumis aux lois de la sélection naturelle, on n’a jamais cessé de l’être, mais c’est le cas depuis 3 millions d’années, depuis que l’Homme, le genre humain existe. Le genre humain a été caractérisé par une augmentation de la taille de son cerveau, ça l’a fait réfléchir d’une autre façon, prendre conscience d’une autre manière, et du coup, petit à petit, ça lui a fait inventer des moyens d’isoler les personnes malades et finalement de les traiter, de les soigner et de mettre la culture en avance sur la nature, et c’est encore ce que l’on fait aujourd’hui. On se morfond de cette épidémie-là, à juste raison, parce que c’est impressionnant d’extension, impressionnant de pandémie, mais il y a beaucoup de choses positives dont on ne parle pas assez, à mon avis. Par exemple, le fait qu’aujourd’hui les scientifiques, la recherche médicale, communiquent volontiers. Il y a des centaines d’articles qui sont publiés dans les journaux médicaux et qui sont échangés, ce qui est nouveau dans la communauté scientifique internationale, où l’on garde en général, un peu les choses pour soi. Mais là, il y a véritablement des échanges. Et on voit qu’on a identifié le virus très vite ! On a identifié son génome très vite ! On a identifié la manière de le tester très vite ! Et on est déjà en train de trouver des dizaines de méthodes pour le traitement clinique des malades, mais aussi pour un certain nombre de projets de prévention et peut-être même un vaccin.
- Le Covid-19 semble d'origine naturelle. Il est le produit d'une évolution naturelle qui ne surprend pas les scientifiques ?
On connaît beaucoup de virus d’espèces animales, celui-ci serait venue du pangolin et ces virus, lorsqu’ils ont la possibilité de changer d’hôte, ils s’adaptent, ils appliquent aussi la sélection naturelle, c’est-à-dire qu’ils s’adaptent par mutation et les mutations sont soit bonnes, soit mauvaises. Si elles sont mauvaises, ce sont des échecs, si elles sont bonnes, ce sont des succès, et c’est ainsi que d’hôte en hôte, le virus s’adapte et là, il a l’air de bien se plaire chez les humains. Mais c’est plein d’espoir quand même !
- Comment ça ? Vous êtes plein d’espoir ?
Plein d’espoir, positif au possible, devant les progrès et la vitesse de réaction de l’Humanité devant ce fléau. Par rapport à d’autres maladies, on l’a reconnue très vite, on a vu très vite d’où elle venait, on a reconnu très vite le virus, on a décrypté tout de suite son génome, et on a fait circuler au sein des laboratoires la réponse, ainsi que les tests pour le déceler. C’est quand même beaucoup. Donc on a en main toutes les armes pour passer à la partie active du traitement. Vive la Science. N’ayez jamais peur de la science !
- Ce Covid-19 tue surtout les personnes fragiles, les personnes âgées, malades… Nous ramène-t-il à ce principe de sélection naturelle observé dans l’Histoire de l’Humanité ?
Il y a toujours une sélection naturelle ! Mais la sélection naturelle, c’est un être, une espèce qui se trouve dans un milieu nouveau, à la suite d’un changement d’environnement. Et dans ce milieu nouveau, elle s’efforce de survivre en s’adaptant. Et cette adaptation, si elle est réussie, l’espèce s’en réjouit et se développe. Il y a beaucoup de personnes qui ne contractent pas le virus, qui en réchappent, qui en guérissent. Il semble que les jeunes soient moins atteints que les gens âgés, et le nombre de vivants par rapport au nombre de décédés est considérable. Il y a eu pire ! Par ailleurs, la mutation ne semble pas rapide, il y a des virus qui mutent beaucoup plus vite. On a toujours été soumis à la sélection naturelle, et on l’est forcément, nous sommes des êtres vivants. Mais cette sélection, on l’a atténuée par les recherches, par la médecine, par la manière dont on y réfléchit.
- On l’a atténuée par les politiques sanitaires par exemple ?
Bien sûr ! Malheureusement, il n’y a pas encore de gouvernance mondiale, d’ailleurs ce ne sera pas simple de la créer, si cela arrive un jour. Et comme les gouvernances sont par pays et qu’il y a beaucoup de pays dans le monde, les gouvernances sont différentes, et il n’y a pas de politique commune. Et ça réjouit le virus qui en profite, si j’ose dire.
- La sélection naturelle suppose une adaptation dites-vous, entraine-t-elle donc aussi une transformation de notre espèce ? Ce virus peut-il être un tournant dans l’évolution, dans la transformation de notre espèce ?
Je n’ai pas de prospective à ce point. Ce que je vous dirais, c’est que le virus peut disparaitre mais il peut aussi devenir endémique et vivre tranquillement dans notre joli corps, jusqu’à ce que les conditions environnementales pour lui, deviennent bonnes et qu’il se manifeste à nouveau. Donc on a intérêt à trouver des protections et des vaccins.
Je ne suis pas virologue, je ne veux pas empiéter sur le domaine des spécialistes, mais en général, on voit que les épidémies ont des montées en puissance, on y est en ce moment, il y a un pic, ensuite, une redescente et il semble que ce virus se plaise beaucoup dans les milieux tempérés. Regardez dans le Grand Nord, il n’y a pas trop de cas, et sous les Tropiques, ce n’est pas considérable non plus. Sauf si on n’est pas au courant… Alors peut-être que ce virus ne sera pas heureux de voir l’été arriver.
- Vous parlez géographie et climat, il se trouve que l’OMS sonne l’alerte après un 1er mort en Afrique subsaharienne. Vous connaissez parfaitement bien l’Afrique, avez-vous des craintes pour ce continent dont les autorités n’ont pas les mêmes moyens que nous, ni les mêmes normes ?
C’est le grand problème de l’inégalité dans le monde. On sait très bien que les moyens dont nous disposons, sont ceux de pays industrialisés. Evidemment que ces pays auront de la peine à faire face et que nous aurons de la peine à les aider, parce qu’on a nos propres domaines et nos propres problèmes. Mais un des dangers, c’est que ce virus ne devienne mondial. C’est pour cela que tous les traitements qui peuvent aider à la guérison, et tous les traitements préventifs, comme la vaccination, sont à encourager. Beaucoup de laboratoires y travaillent et celui qui trouvera, sauvera une partie de l’humanité.
- Quel est votre regard sur les comportements des humains ? Panique, chacun pour soi, mais aussi solidarité, entraide… Le besoin de partir à la campagne, d’être dans la nature, dans les grands espaces, d’être à l’extérieur… Vous y voyez un réflexe naturel ? Presque animal ?
Je ne crois pas que ce soit si poétique… Il est facile de comprendre que dans une ville, on a la proximité des autres à tous les coins de rues, alors que dans la campagne, on en a moins. Et puis on a l’impression que la campagne est un refuge alors que ce n’est pas forcément le cas. Quand on a devant soi un grand pré ou une grande forêt au lieu d’avoir un bout de rue, c’est évidemment plus agréable à respirer. Et respirer, c’est le mot, puisque c’est précisément à cela que s’attaque le virus. Mais il y a un côté un peu artificiel de penser qu’on est préservé ailleurs, et dans la campagne plutôt que dans la ville.
Il y a peut-être une idée d’aller vers la nature, je ne dirais pas un retour, parce que je ne suis pas sûr qu’on en soit sorti, mais il y a peut-être en effet une préférence psychologique de penser qu’étant loin des centres, des rassemblements urbains et humains, on soit plus à l’abri. Quant à l’attitude, c’est le comportement habituel. Il y a les gens un peu provocateurs qui ne se rendent pas compte que ça va leur tomber sur le nez comme sur le nez des autres, ceux qui s’enferment sur leur petit monde pour ne pas être malade. Et puis il y a des gens qui sont plus conscients, plus attentifs, et il y en a beaucoup. Il y a une bonne prise de conscience et c’est vrai que cela entraine une solidarité tout à fait remarquable. C’est le classement habituel de l’humanité. Entre les inconscients, les conscients, et parmi les conscients, les partenaires et les solitaires.
- L'OMS affirme que le virus est "un ennemi de l'Humanité", que vous inspirent ces mots ?
Un peu de tristesse, parce que lorsqu’on fait des sciences et quand on a à faire, chaque jour, à des problèmes d’évolution des espèces humaines mais aussi animales et végétales variées, et cela depuis quatre milliards d’années, c’est presque risible et triste.
Cela ne se présente pas sous ces formes-là, c’est une réaction émotionnelle qui est charmante, mais qui n’est pas très rigoureuse et qui ne peut pas être reçue par la science.