L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a rendu ce mardi 6 septembre son rapport sur la sûreté et la sécurité nucléaire en Ukraine, alors que la guerre menace de nombreuses centrales du pays. Après plusieurs arrêts planifiés des réacteurs de la centrale de Zaporijia au mois d’août, ceux-ci ont encore été arrêtés ce lundi. « C’était par mesure de précaution », explique l’enseignante-chercheure en physique nucléaire au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), Emmanuelle Galichet : « Il y avait des incendies à coté d’installations nécessaires à l’alimentation électrique, qui auraient pu être endommagées, mais ne l’ont pas été. La centrale devrait être redémarrée bientôt. » Il n’empêche que l’AIEA s’est penchée avec attention sur les installations nucléaires ukrainiennes, fortement déstabilisées par l’invasion russe, en tant qu’instance de l’ONU responsable de la sûreté nucléaire dans le monde. « Chaque pays a son autorité de sûreté, comme nous avons l’ASN, l’Ukraine y compris. L’AIEA intervient très peu en France car la chaîne de commandement est claire, mais dans un Etat en guerre, ils ont une légitimité à intervenir et à demander à enquêter comme ils l’ont fait, ce qui a été accepté par les deux belligérants », détaille ainsi Emmanuelle Galichet. D’après elle, « ni la Russie, ni l’Ukraine n’ont intérêt à ce que ça se passe mal, parce que Zaporijia est extrêmement bien placée, il y a un fort enjeu énergétique. Il n’empêche que dans un pays en guerre, les installations nucléaires courent de nombreux risques, qui ont poussé l’AIEA à se pencher sur la situation précise de la centrale de Zaporijia, mais aussi de Tchernobyl, de l’Ukraine du sud, de Radon ou de Kharkiv.
« Vu comment est construite Zaporijia, on n’est pas du tout sur un risque d’explosion avec un énorme nuage »
Le premier risque pour les installations nucléaires serait justement ce qu’ont craint les gestionnaires de la centrale en début de semaine : un problème sur l’alimentation électrique alors que la centrale fonctionne. « Sans alimentation électrique, le risque c’est de ne plus avoir de refroidissement, et du coup d’aller vers ce qu’on appelle l’accident de fusion de cœur : le combustible fond avec les structures métalliques qui l’entourent, vous avez la formation d’un plasma de combustibles et de métaux, hypercorrosif et très radioactif. Cela peut, à terme, percer une cuve, puis le bâti et même aller dans les profondeurs de la centrale. » Le risque – ce n’est donc pas un nouveau Tchernobyl – mais d’endommager définitivement des infrastructures extrêmement lourdes, et de perdre une alimentation électrique cruciale, explique l’enseignante-chercheure : « Vu comment est construite Zaporijia, on n’est pas du tout sur un risque d’explosion avec un énorme nuage. Mais dans le pire scénario, vous devez démanteler la centrale et vous ne pouvez plus l’utiliser. » Si le spectre de Tchernobyl n’est donc pas à l’ordre du jour, les conséquences pourraient tout de même être très importantes au niveau économique, industriel et énergétique, pour un pays déjà exsangue après plus de 6 mois de conflit.
Toutefois, Emmanuelle Galichet estime que le rapport de l’AIEA est « rassurant » sur ce point : « C’est la première fois qu’on a un rapport neutre et transparent sur Zaporijia, on l’attendait vraiment. Quand on connaît les installations, on lit entre les lignes que la situation est rassurante parce que l’on sent que les exploitants de la centrale savent faire leur travail. Sur les stocks de carburant pour les groupes électrogènes de secours, par exemple, on sait maintenant qu’il y a 2250 tonnes de carburant disponibles. De même, on est maintenant sûr que les 6 cœurs sont ‘chargés’, c’est-à-dire que le combustible est déjà dedans, prêt à l’emploi. S’il y a un problème d’électricité, en 3 ou 4 heures ils peuvent faire remonter les cœurs en exploitation. » L’AIEA recommande tout de même dans son rapport, pour ne pas en arriver là, de moins exploiter les « systèmes de sûreté », sorte de systèmes de rechange, qui sont apparemment beaucoup trop utilisés par les exploitants de la centrale : « Les systèmes de sûreté sont dimensionnés pour prendre le relais, et depuis le début de la guerre, ils l’ont pris trop souvent. Il faut qu’ils reviennent à leur état normal, c’est-à-dire ne pas fonctionner, parce que le fonctionnement actuel n’est pas pérenne. »
Pour ce faire, l’AIEA propose aussi la mise en place d’une « zone de sécurité » autour de la centrale de Zaporijia, d’un rayon à définir par les belligérants de quelques kilomètres ou dizaines de kilomètres. « Il faudrait enlever toute armée du site et autour du site, c’est la recommandation numéro 1 de l’AIEA », explique l’enseignante-chercheure. Pour s’assurer du maintien et du respect de cette « zone de sécurité », l’opérateur public ukrainien Energoatom s’est prononcé en faveur de l’envoi de casques bleus : « Déployer le contingent du maintien de la paix et sortir les militaires russes peut être un des moyens pour créer la zone de sécurité à la centrale nucléaire de Zaporijjia », a ainsi déclaré son directeur Petro Kotine, cité par l’agence Interfax-Ukraine.
« C’est extraordinaire qu’ils n’aient pas fait d’erreur »
L’autre grand enjeu de sûreté autour de Zaporijia, c’est le « facteur humain », mis à mal par l’occupation militaire de la centrale. « En sûreté nucléaire, le facteur humain est un des piliers les plus importants, il faut être très regardant. On ne sait pas faire de parade au risque d’erreur humaine, il n’y a pas de science derrière. » Et en l’occurrence, les conditions de travail des opérateurs de la centrale posent question, c’est le moins que l’on puisse dire : « Vous avez une équipe d’opérateurs qui travaille dans des conditions extrêmement stressantes, presque inimaginables, depuis le mois de mars, avec leurs ennemis en face d’eux. » L’enseignante-chercheure reste « admirative » de la capacité des opérateurs de Zaporijia à faire fonctionner la centrale dans ces conditions : « C’est extraordinaire qu’ils n’aient pas fait d’erreur. C’est vrai que les opérateurs sont de véritables ‘pilotes des cœurs’ [des réacteurs, ndlr], tout le monde ne peut pas le faire, il faut des qualités de maîtrise de soi et ils sont extrêmement entraînés. Mais je ne sais pas si tout le monde aurait eu ce professionnalisme, je suis extrêmement admirative. »
Le rapport de l’AIEA préconise ainsi « qu’on les laisse tranquille et que l’exploitant reprenne le total contrôle de l’exploitation des centrales », explique Emmanuelle Galichet, afin de construire un « environnement de travail approprié. » L’AIEA va même jusqu’à recommander « un soutien familial » pour le personnel d’exploitation, qui est confiné par l’armée russe depuis mars dernier. Là aussi, si une erreur humaine est difficile à anticiper, et plus probable dans ces conditions de travail, elle ne fait pas courir le risque d’un nouveau Tchernobyl. Le seul scénario qui pourrait faire revenir le spectre du « nuage » de 1986, ce serait un bombardement de l’enceinte même de la centrale : « Dans le dimensionnement des enceintes de confinement, personne n’a pris en compte un état de guerre. Les démonstrations de sûreté prennent en compte les chutes d’avion ou des séismes, ce qui peut être proche, mais on n’a pas de certitude. Si une bombe tombe sur les enceintes, personne ne sait ce qu’il peut se passer et ça peut donner une explosion. » Mais ce scénario paraît assez improbable vue l’attitude des belligérants jusqu’alors, d’après l’enseignante-chercheure : « Depuis le mois de mars, les deux camps font très attention, ils connaissent par cœur la centrale et bombardent des endroits qui ne sont pas risqués radiologiquement parlant. » Pour elle, les Russes « jouent sur la peur en ciblant des zones proches des alimentations électriques parce que c’est un scénario qui peut rappeler Fukushima, mais ils n’endommagent pas des parties importantes. »