Coup de tonnerre ou coup de poker ? Jeudi 7 octobre, le tribunal constitutionnel polonais a dénoncé l’ingérence de l’Union européenne dans le système juridique polonais et a affirmé la primauté du droit constitutionnel polonais sur le droit européen. Une « attaque contre l’Union Européenne » que Clément Beaune, secrétaire d’État aux Affaires européennes, a qualifiée de « gravissime. » Mais au-delà des réactions politiques dans un climat tendu entre l’Europe et la Pologne, plusieurs observateurs appellent à ne pas surestimer les velléités polonaises de conflit frontal avec l’Union européenne. Plus qu’un véritable tournant jurisprudentiel, la décision du tribunal constitutionnel polonais semble être une déclaration d’intention politique, plus tournée vers l’opinion publique polonaise que vers les constitutionnalistes européens.
« Un pseudo-tribunal qui répond aux commandes du parti au pouvoir »
Si la décision de tribunal constitutionnel polonais est inédite dans la force de sa remise en cause générale des traités européens, l’attitude conflictuelle de la Pologne à l’égard des juridictions européennes ne date pas du 7 octobre 2021. « Ce n’est pas la première fois depuis 2005 et la montée au pouvoir du PiS [Droit et Justice] qu’il y a des anicroches » rappelle ainsi le sénateur RDPI (LREM) André Gattolin, membre de la commission des Affaires européennes. Son président de commission, Jean-François Rapin le confirme : « C’est essentiellement le PiS qui est à la manœuvre sur cette affaire-là. » Une décision juridique d’autant plus politique que la justice polonaise et le tribunal constitutionnel ont été au cœur du « début du bras de fer » entre l’UE et la Pologne pour Jean-Yves Leconte.
Pour le sénateur socialiste représentant les Français établis hors de France, ce tribunal constitutionnel est « un pseudo-tribunal qui répond aux commandes du parti au pouvoir. » Patrick Martin-Genier, enseignant à Sciences Po et à l’INALCO et auteur de L’Europe a-t-elle un avenir, rappelle aussi que la Pologne a voté « une loi sur la justice qui restreint l’indépendance des juges. La Pologne n’est plus un État de droit à l’heure actuelle, cela pose des questions sur la décision qu’ils viennent de rendre. » [voir le rapport sénatorial de mars 2021 sur l’État de droit dans l’Union européenne] Ainsi, avant de statuer sur la portée juridique de la décision polonaise, il faut la comprendre comme une arme dans le cadre d’un bras de fer avec l’Union. Pour André Gattolin, qui pousse la métaphore du conflit au-delà du plan juridique : « les dirigeants polonais ont appuyé sur le bouton de la dissuasion nucléaire. »
« Sanctionner le gouvernement et protéger les Polonais »
« Dans un premier temps, c’est une manœuvre de rapport de force avec l’Union européenne » affirme Patrick Martin-Genier, qui y voit une réponse aux « injonctions européennes sur l’indépendance de la justice ou le respect de certaines valeurs, sur les droits LGBT ou le droit à l’avortement notamment. » Si formellement, c’est la supériorité du droit de l’Union européenne qui est rejetée par le tribunal constitutionnel polonais, il semble en fait que « le Premier ministre souhaite instrumentaliser un bras de fer dans une logique de politique interne. » Jean-Yves Leconte résume clairement : « Au fond, c’est une affaire de politique intérieure polonaise. »
Mais le sénateur socialiste tient tout de suite à rappeler que les conséquences de la manœuvre du PiS « peuvent être lourdes, à la fois pour les Polonais et pour l’Union européenne. » Tout instrumentalisé qu’il soit, le bras de fer est déjà entamé. La question est donc de savoir jusqu’où il ira. Les dirigeants polonais assurent ne pas vouloir de « Polexit ». Jarosław Kaczyński, président du PiS voit même « sans équivoque l’avenir de la Pologne dans l’Union Européenne. » Pourtant, la décision est de nature à remettre en cause les traités et donc « les fondements même de l’Union européenne, ce qui remet en cause le maintient de la Pologne dans l’UE » pour Patrick Martin-Genier.
En tout état de cause, les sénateurs appellent à la mesure dans les réactions politiques pour éviter un « Polexit. » Jean-François Rapin ne veut pas « donner trop de crédit à ce discours » anti-européen quand Jean-Yves Leconte appelle à « ne pas confondre gouvernement et population polonaise. » Pour le sénateur socialiste, l’Union européenne doit arriver à « sanctionner le gouvernement tout en protégeant les Polonais, qui sont rentrés dans l’Union pour se protéger de ce genre de dérives. » Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont d’ailleurs manifesté pour « rester en Europe » ce week-end. La résolution de cette équation impossible pourrait venir du plan de relance européen, comme l’explique André Gattolin : « En l’état la Commission n’a pas validé le plan de relance de la Pologne, la première arme serait donc de dire qu’il faut revoir la copie et que l’argent est conditionné, notamment au respect de l’État de droit. »
« Jamais il n’a été dit que le droit de l’UE devait primer sur la Constitution »
Au-delà du conflit entre l’Union européenne et la Pologne, la décision du tribunal constitutionnel a fait des émules en France, Arnaud Montebourg affirmant que « le retour de la souveraineté de la France passera par la supériorité de la loi française sur les décisions européennes » et Éric Zemmour appelant à « rendre au droit français sa primauté sur le droit européen. » Pour Patrick Martin-Genier, c’est une erreur d’interprétation : « Jamais il n’a été dit que le droit de l’Union européenne ne devait primer sur la Constitution. En France, si une disposition de droit européen est contraire à la Constitution, il faut la modifier pour l’adopter, comme pour le traité de Maastricht. »
De même, en Allemagne, plusieurs décisions célèbres du tribunal constitutionnel de Karlsruhe, baptisées « So lange » avait par exemple conditionné, depuis les années 1970, l’application du droit communautaire européen au respect des droits fondamentaux imposée par les lois constitutionnelles allemandes. Plus récemment, le même tribunal de Karlsruhe avait contesté la « proportionnalité » du programme de rachat de dettes mené par la BCE en plein cœur de la crise sanitaire. Alors, le tribunal constitutionnel polonais n’est-il pas dans son rôle ? Loin de là, d’après Patrick Martin-Genier, qui y voit « plus une question de procédure » que de rejet du principe du droit européen « sur le fond. » Finalement, « la question de principe absolue était idiote, la réponse ne peut pas être autre. Aucune Cour constitutionnelle ne peut vous répondre autre chose sans saper ses propres fondements » analyse Jean-Yves Leconte.
Le sénateur socialiste préfère poser le sujet ainsi : « Si une disposition spécifique heurte une identité constitutionnelle, il faut pouvoir traiter le sujet. C’est pour ça que l’on construit un dialogue au Parlement dans la transcription des directives européennes, c’est notre rôle. » Patrick Martin-Genier abonde et donne un exemple de ce travail parlementaire d’adaptation du droit européen : « Actuellement, la charte des langues régionales – un sujet que connaît bien le Sénat – pose des difficultés puisque le texte est contraire à l’identité constitutionnelle de la France en imposant l’apprentissage de langues régionales avant le Français. Tant que la Constitution n’est pas modifiée, la mesure ne peut s’appliquer en droit national, on voit que ce bouclier constitutionnel existe déjà. » La démonstration est limpide, mais le gouvernement polonais ne semble pas de cet avis pour autant.