Une centaine d’élus socialistes se sont fendus d’une tribune dans les colonnes du journal Le Monde pour dénoncer le projet de réforme des retraites du gouvernement et son obstination à vouloir reculer l’âge de départ de 62 à 64 ans malgré la pression de la rue. « Imposer 64 ans ne changerait rien ou presque à la vie des plus privilégiés, mais tout à celle des premier(e) s de corvée : infirmiers, aides à domicile, auxiliaires de vie, ripeurs, agents de propreté, salarié(e) s de la grande distribution, camionneurs, ouvriers agricoles ou du BTP… », écrivent-ils dans ce long texte, mis en ligne lundi en milieu de journée. À première vue, la charge sonne comme une attaque en bonne et due forme contre le projet présidentiel, à quelques jours de l’acte II du débat sur les retraites : le texte sera examiné au Sénat à parti du 28 février en commission, avant d’arriver dans l’hémicycle le 2 mars. Mais les signataires s’en prennent aussi à l’idée d’une retraite à 60 ans après 40 annuités, pourtant au centre de l’accord électoral qui a présidé, à gauche, à la création de la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes).
« Avec honnêteté : si nous accédions au pouvoir, ferions-nous vraiment les 60 ans, 40 annuités de cotisation pour tous ? Voilà moins un horizon qu’une illusion. Son coût exorbitant priverait l’Etat de moyens vitaux pour d’autres politiques publiques : santé, éducation… », lit-on dans cette tribune. De fait, le texte ravive l’opposition au sein du PS entre les partisans d’un retour aux 60 ans et ceux qui restent attachés à la réforme dite « Touraine » qui a acté, sous François Hollande, une augmentation progressive de la durée de cotisations à 43 ans pour une retraite à taux plein. Dans son programme présidentiel, Anne Hidalgo s’en référait encore à la retraite à 62 ans. En creux, transparaît aussi la bataille d’influence que se livrent deux pôles au sein du parti à la rose depuis les législatives : les partisans de l’alliance avec le mouvement de Jean-Luc Mélenchon d’un côté, et de l’autre ceux qui dénoncent un assujettissement trop important aux Insoumis et à leur programme. La liste des signataires de la tribune publiée par Le Monde rassemble ainsi de nombreux opposants à la ligne défendue par le premier secrétaire Olivier Faure, tels que Nicolas Mayer-Rossignol, le maire de Rouen ; Carole Delga, la présidente de la région Occitanie ; ou encore Patrick Kanner, le président des sénateurs socialistes.
« Cette tribune est une interpellation interne aux socialistes »
La publication d’un tel texte à quelques jours d’une nouvelle séquence parlementaire sur les retraites rappelle à quel point le débat reste vif chez les socialistes. Alors que la gauche, et notamment LFI, s’est vue reprocher par les syndicats la stratégie d’obstruction qui a dominé à l’Assemblée nationale, les divisions du PS pourraient offrir un angle d’attaque tout trouvé à la majorité présidentielle qui fait face, depuis plusieurs semaines, au bloc uni des oppositions de gauche. « Cette tribune est une interpellation interne aux socialistes, mais elle ne fragilise pas pour autant notre opposition, car le projet du gouvernement n’en reste pas moins injuste », démine auprès de Public Sénat l’un de ses signataires, le sénateur Rémi Féraud. « Il est possible de s’opposer intelligemment », assure-t-il.
Pour le sénateur Jean-Pierre Sueur, autre signataire, ce n’est pas seulement la violence des débats au Palais Bourbon qui a rendu inaudible toute tentative de contre-réforme, mais aussi une absence de projet. « J’ai été effaré par le débat à l’Assemblée nationale. L’attitude du gouvernement, ses approximations sur les concessions faites à la droite m’ont choqué, mais je n’ai pas approuvé non plus l’obstruction parlementaire de LFI. Nous avons besoin d’une gauche qui critique, qui s’oppose mais surtout qui propose. Et je dois dire qu’on n’a pas très bien vu ce que la gauche avait à proposer à l’Assemblée, et notamment les députés socialistes », tacle-t-il. « Dans les boucles de discussion, tous mes collègues socialistes le répètent : il ne faut pas faire le même débat qu’à l’Assemblée nationale, ce serait dramatique. On ne peut pas rester dans le flou intégral », martèle l’élu du Loiret.
Faire sauter l’âge légal de départ
De là l’idée d’un contre-projet, dont l’objectif est de démontrer qu’une « réforme de gauche » reste possible même chez ceux qui ne croient pas au retour à 60 ans. Astucieusement, les signataires de la tribune font disparaître la référence aux 62 ans et proposent, tout simplement, de faire sauter l’âge légal de départ, devenu pomme de discorde. « Pourquoi s’arc-bouter sur le couperet de l’âge légal ? Nous proposons de l’abandonner au profit d’une modulation large de la durée de cotisations, selon la pénibilité des métiers. Ce serait une façon de permettre aux uns qui ont connu des métiers difficiles de partir à la retraite plus tôt pendant que les autres pourraient, s’ils le souhaitent, partir bien plus tard », écrivent-ils. Cette proposition est en partie inspirée de la motion défendue par Nicolas Mayer-Rossignol au congrès de Marseille, dont le texte évoquait « des possibilités de départ échelonnées à la retraite ». « Dans ce cas de figure, on peut tout à fait imaginer de voir certains ouvriers partir avant 60 ans », défend Rémi Féraud pour qui la tribune ne doit « pas être surinterprétée de façon politicienne ». « Nous proposons des choses tout à fait consensuelles à l’ensemble des socialistes », argue-t-il. Ainsi, parmi les pistes de financement évoquées : une taxation des superprofits, le retour de l’ISF ou encore la mise en place d’une cotisation patronale sur les revenus des dividendes.
L’agacement des soutiens d’Olivier Faure
Pas sûr que ces douceurs suffisent à faire passer la pilule dans l’entourage d’Olivier Faure. « Je peux vous dire qu’ils ne l’ont pas bien pris du tout », souffle une cadre socialiste à Public Sénat. « Ils ont été aussi bien agacés par le timing choisi que par le fond. Cela met en lumière le fait qu’il n’y a pas eu de travail sur un vrai projet alternatif. La direction continue de s’appuyer largement sur ce que propose LFI ». Contactés par Public Sénat, ni le Premier secrétaire du PS ni Boris Vallaud, le patron des députés socialistes, n’ont donné suite à nos sollicitations.
« Je n’étais pas au courant. Personne ne m’a invité à signer ce texte. Notre président de groupe ne nous a pas tenus informés. J’ai découvert, avec d’autres, cette tribune après sa publication », indique, laconique, le sénateur de la Somme Rémi Cardon, l’un des soutiens d’Olivier Faure au dernier congrès du PS. Le sujet a occupé une partie de la réunion de groupe ce mardi matin, a appris Public Sénat. Une dizaine d’élus se sont agacés auprès de leur chef de file, Patrick Kanner, de ce qui leur apparaît comme une initiative de dernière minute, d’autant que la matinée devait être consacrée à élaborer, en coordination avec les autres groupes de gauche au Sénat, la stratégie d’opposition face au projet de réforme. « Nous avons attendu plus d’une heure avant d’avoir une explication. Il nous a seulement dit qu’il était important que tous les socialistes puissent s’exprimer dans les médias », confie un sénateur blasé. « Tout cela ressemble plutôt à une tribune post-congrès. Je ne comprends pas, au moment où le front syndical affiche son unité devant un sujet aussi grave, que l’on en est encore à chipoter sur ça ou ça. D’autant que certains signataires ont milité pour le passage aux 60 ans en 1982 ! », poursuit ce parlementaire. Si les sénateurs socialistes s’étaient d’abord montrés assez critiques lors de la création de la Nupes, rappelons que plus de la moitié des membres du groupe (qui compte 65 élus) ont finalement apporté leur soutien à Olivier Faure au dernier congrès.
« Les partisans de la retraite à 60 ans savent très bien que ça ne se fera pas »
Toutefois, le psychodrame autour de la réélection du député de Seine-et-Marne au poste de Premier secrétaire, fin janvier, n’a pas permis de trancher entre les deux lignes qui s’affrontent sur les retraites. Si Olivier Faure s’est maintenu à la tête du PS, un accord a vu ses deux principaux opposants, Nicolas Mayer-Rossignol et Hélène Geoffroy, nommés respectivement « premier secrétaire délégué » et « présidente du conseil national », le parlement du PS. Un attelage baroque qui a permis d’éloigner le risque de scission. « Bien sûr, tous les socialistes sont pour le rassemblement, mais le rassemblement post-congrès ne veut pas dire que nous n’avons plus le droit de nous exprimer », poursuit Jean-Pierre Sueur. « Les partisans de la retraite à 60 ans savent très bien que ça ne se fera pas. Je n’ai pas vu beaucoup de réactions de leur part à cette tribune, parce qu’ils savent que c’était une concession inutile à LFI, qui a des effets négatifs puisqu’elle porte atteinte à notre crédibilité. »
Faut-il s’attendre à voir le contenu de la tribune retranscrite sous la forme d’amendements lors de l’examen au Sénat ? « Certaines idées seront reprises, mais on ne bâtit pas un projet de contre-réforme uniquement par amendements », nuance Rémi Féraud. « Pour élaborer un véritable projet, il va falloir que le PS se mette au travail. Il y aura des débats, des conventions, et elles pourront se conclure par un vote des militants », explique-t-il. Mais ces travaux devront encore attendre que la nouvelle direction, tenant compte des équilibres du congrès, se soit complètement installée. Bref, un calendrier qui apparaît complètement déconnecté du débat parlementaire.