Alors que le gouvernement demande un effort budgétaire de 5 milliards d’euros aux collectivités – « 11 milliards » selon les élus – le socialiste Karim Bouamrane affirme que « Michel Barnier est totalement inconscient ». Le PS a organisé ce matin, devant le congrès des maires, un rassemblement pour défendre les services publics.
Le rattachement des Outre-mer au ministère de l’Intérieur interroge sur les intentions de l’exécutif
Par Romain David
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Le ministère n’a pas survécu au départ de sa ministre. Le remaniement présenté lundi acte la suppression du ministère des Outre-mer, dont la locataire, Yaël Braun-Pivet, a quitté les rangs de l’exécutif pour gagner le perchoir de l’Assemblée nationale. Son portefeuille échoit à Gérald Darmanin, sorti conforté de ce chamboule-tout gouvernemental, à la tête d’un super ministère « de l’Intérieur et des Outre-mer ». Pour l’épauler : deux ministres délégués, Caroline Cayeux chargée des collectivités territoriales, et Jean-François Carenco, pour la question des Outre-mer, ainsi qu’une secrétaire d’Etat, Sonia Backès, chargée de la citoyenneté. Cette configuration n’a rien d’inédite sous la Ve République, mais elle n’a pas manqué de soulever le scepticisme – pour ne pas dire l’exaspération – de nombreux élus ultramarins, pour qui la disparition d’un ministère de plein exercice trahit le peu d’intérêt porté par l’exécutif à des territoires souvent minés par le chômage et l’inflation.
« Il faut un vrai ministère des Outre-mer de plein exercice. Nos différents territoires méritent une prise en compte des problématiques sanitaires, sociales, économiques, environnementales, institutionnelles, humaines et constitutionnelles », a réagi dans un tweet la sénatrice de Guadeloupe Victoire Jasmin (PS). « J’ai appris la nouvelle avec étonnement, et je dois le dire, une dose d’irritation », rapporte à Public Sénat son collègue Victorin Lurel (PS), lui-même ancien ministre des Outre-mer de François Hollande. « Les Outre-mer se sont battus pour avoir un ministère indépendant. Lorsque j’ai été nommé par François Hollande, j’ai négocié trois choses : que l’on parle des Outre-mer et pas de l’Outre-mer, que je ne sois pas dépendant de Bercy mais directement du président de la République et, enfin, que je puisse composer moi-même mon cabinet », énumère le sénateur. « Et nous voilà revenus à la même situation que sous Nicolas Sarkozy ».
Un portefeuille dépositaire d’un lourd passé
Histoire tumultueuse que celle de ce ministère. Au XIXe siècle, la gestion des Outre-mer est prise en charge par le ministère des Colonies. En 1946, la départementalisation de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane et de La Réunion place ces territoires sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, au titre des collectivités territoriales. Ministère à part entière sous les gouvernements de Debré, de Pompidou et de Chaban-Delmas, les Outre-mer ont été relégués à plusieurs reprises au rang de secrétariat d’Etat sous la Ve République, notamment à la fin de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing puis au début des années Mitterrand, ou encore sous Lionel Jospin, tantôt sous la tutelle de Matignon, tantôt sous celle de la place Beauvau. « La vieille droite s’est montrée plutôt soucieuse des Outre-mer, en particulier après l’indépendance de l’Algérie. Il fallait maintenir ces différents territoires dans le giron français, car ils permettaient à la France de conserver son statut de puissance maritime. Puis est venue se greffer la question des essais nucléaires. Il y avait à la fois un enjeu de prestige et une forme de nostalgie coloniale », décrypte auprès de Public Sénat la politologue Françoise Vergès, spécialiste de l’histoire de l’esclavage et du colonialisme. Depuis dix ans, les Outre-mer bénéficiaient à nouveau d’une administration de plein droit, remise en place cette fois par la gauche, au début du quinquennat de François Hollande.
Théoriquement, il n’y a pas grande différence entre un ministre de plein droit et un ministre délégué. Le premier pilote un département ministériel au sein duquel le second est en charge d’un dossier spécifique, mais la Constitution ne définit pas vraiment de hiérarchie entre les différents membres du gouvernement. Toutefois, des questions de poids politique entrent en jeu, et le ministre de tutelle dispose généralement d’une autorité, et d’une proximité avec le chef de l’Etat, qui lui confère une certaine prédominance. « Un ministre délégué ne siège pas automatiquement au Conseil des ministres, il doit y être invité », souligne également Victorin Lurel. « Il n’a pas la main sur la carrière de ses fonctionnaires. Enfin, concernant les arbitrages, si vous n’avez pas l’oreille du président ou de la Première ministre, ils sont généralement fixés par Bercy, qui a tendance à s’offusquer de manière systématique du budget alloué aux Outre-mer », déplore-t-il. « Dans un ministère indépendant des Outre-mer, vous avez des moyens pour faire pression sur le reste de l’exécutif, ce qui n’est pas vraiment le cas quand vous êtes dilués au sein d’une administration », abonde Françoise Vergès.
Pour le sénateur LR François-Noël Buffet, président de la mission d’information sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, le rattachement des Outre-mer à l’Intérieur « n’est pas le plus important ». « C’est toujours mieux d’avoir un ministre autonome. Mais il faut quelqu’un de mobilisé et qui s’en occupe », souligne-t-il. Sur ce point, la nomination comme ministre délégué de Jean-François Carenco, ancien préfet de Guadeloupe et de Saint-Pierre-et-Miquelon, est accueillie sans inquiétude particulière. « Je n’aime pas préjuger des gens, j’attends de les voir à l’œuvre », explique Thani Mohamed-Soilihi, seul sénateur LREM des Outre-mer, élu à Mayotte. « On se réjouit tous de sa nomination. C’est un homme d’expérience, qui connaît les territoires, les dossiers. Il sait écouter, et dialoguer. Je lui ai d’ailleurs envoyé mes félicitations personnelles », glisse Victorin Lurel. « Mais la nomination d’un homme de qualité dans un ministère diminué ne va pas changer grand-chose… »
La question sécuritaire est-elle passée au premier plan ?
Car derrière l’apparent recul hiérarchique du portefeuille des Outre-mer se pose aussi la question du signal envoyé. « Considérer les Outre-mer sous le prisme des collectivités territoriales, j’espère que ce ne sera pas une traduction d’une politique ultramarine sécuritaire. Ce sont peut-être les votes à la présidentielle pour Marine Le Pen et pour la gauche aux législatives, qui font que ce sont des territoires qu’il faut bâillonner. Il faut se poser la question », avait relevé lundi, auprès de Public Sénat, Patrick Kanner, le patron des sénateurs PS, après la nomination du nouveau gouvernement. À l’issue des législatives, les Outre-mer ont envoyé 18 députés de gauche gonfler les rangs de la Nupes à l’Assemblée nationale. Douche froide, en revanche, pour la majorité présidentielle qui n’est parvenue à se maintenir qu’à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Saint-Barthélemy, en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna. Le rejet d’Emmanuel Macron s’était déjà fortement exprimé à la présidentielle dans les Outre-mer, profitant largement au Rassemblement national. Marine Le Pen a dépassé les 58 % au second tour dans les territoires ultramarins, allant même jusqu’à frôler les 70 % en Guadeloupe.
« Mettre les Outre-mer sous la tutelle de l’Intérieur, c’est faire passer les questions d’ordre et de sécurité au premier plan. Comment ne pas avoir un affreux soupçon : vous avez mal voté, vous êtes punis », résume Victorin Lurel. « On a l’impression que le président de la République assume une revanche. Soit il n’a pas tiré les conclusions des derniers scrutins, soit ses affects ont pris le dessus sur la raison. »
Auprès de Public Sénat, le sénateur Thani Mohamed-Soilihi se félicite de ce rattachement. « Les Outre-mer font partie de l’Intérieur de ce pays. Vous allez me trouver un peu radical, mais je fais partie de ceux qui ne verraient pas d’inconvénient à ce que ce ministère disparaisse. Il faut, dans chaque ministère, des hommes et des femmes avec un réflexe ultramarin, et arrêter d’envisager les Outre-mer de manière globale », lâche-t-il. Il rappelle d’ailleurs que dans le précédent exercice budgétaire, le budget spécifiquement consacré au ministère ne représentait que 10 % de l’effort global de l’État en faveur des territoires ultramarins. « Comme par hasard, ce portefeuille regroupe d’anciennes colonies. Si la spécificité de ces territoires est la seule raison de ce traitement particulier, pourquoi ne pas y inclure la Corse ou l’Alsace ? », ajoute Thani Mohamed-Soilihi. Dans sa circonscription mahoraise, la question sécuritaire a souvent pris le pas sur les enjeux sociaux. En 2018, le problème de l’immigration clandestine depuis les Comores a servi de déclencheur à un vaste mouvement de grève générale. « Dans certains territoires, comme Mayotte, se jouent des questions de sécurité qui nécessitent des réponses rapides », insiste l’élu. « De ce point de vue, le rattachement à l’Intérieur est une bonne chose ».
Derrière la question du maintien de l’ordre, des enjeux institutionnels et géopolitiques
Ce mardi matin, Gérald Darmanin a tenu à répondre aux procès d’intention. « Les Outre-mer ont besoin d’être profondément aidés par un ministère fort », a-t-il expliqué sur BFM TV. « Le ministère de l’Intérieur n’est pas seulement le ministère de la sécurité, c’est le ministère des collectivités locales et c’est le ministère des dotations aux collectivités locales. Je connais très bien les collectivités locales d’Outre-mer pour avoir été ministre des Comptes publics pendant trois ans, elles ont des besoins criants d’amélioration de leurs comptes, et le ministère de l’Intérieur va les y aider. » Le ministre réservera d’ailleurs son premier déplacement aux côtés de Jean-François Carenco à la Réunion, jeudi 7 juillet. « Nous y allons pour éviter la suppression des rotations de fret, des arrivées de matières premières. Nous avons tous constaté que malgré la qualité des ministres précédents, le patron de la CMA-CGM [armateur français de porte-conteneurs, ndlr] écoute davantage un ministère avec lequel il a d’autres discussions », a-t-il fait valoir.
« La question de l’ordre est essentielle pour le gouvernement », relève encore la politologue Françoise Vergès. « Ces différents territoires revêtent une importance stratégique et militaire pour la France », d’où la nécessité d’y maintenir la paix civile. Face à un contexte géopolitique qui a vu ces dernières années grimper les tensions entre la Chine et les Etats-Unis, « le programme indo-pacifique d’Emmanuel Macron apparaît comme une priorité à ses yeux, plutôt que la résolution de problèmes sociaux installés depuis des décennies ou encore les immenses défis climatiques auxquels les îles devront faire face dans les années à venir », relève encore notre spécialiste.
On comprend aussi que le rattachement des Outre-mer à un ministère régalien est une manière pour l’exécutif de garder la main sur les débats institutionnels à venir dans plusieurs territoires. En Nouvelle-Calédonie, le troisième référendum d’autodétermination, qui s’est tenu en décembre dernier, a vu le non à l’indépendance l’emporter. Selon l’Accord de Nouméa de 1998, une période de discussions sur le nouveau statut à accorder à l’archipel doit désormais s’ouvrir. À cette fin, Gérald Darmanin se rendra le 26 juillet en Nouvelle-Calédonie. « Je veux entendre les questions qui se posent, de la part des loyalistes, ceux qui voulaient rester français, et de la part des Kanaks. Je prendrais tout mon temps pour voir comment nous pouvons bâtir ensemble l’avenir institutionnel de l’île », a-t-il précisé sur BFM TV.
On se souvient également qu’en novembre 2021, Sébastien Lecornu, l’ex-ministre des Outre-mer, s’était dit « prêt à discuter de l’autonomie » de la Guadeloupe. « La question reste d’actualité », assure Victorin Lurel. « Il y a de très belles solutions à proposer. Tout ce que l’on fait mieux que l’Etat, ce que l’on appelle la subsidiarité, devrait être confié à la gestion de ces territoires. Mais pour cela, il faudrait une consultation préalable. »