« C’est humiliant pour moi de commenter ce type de propositions qui ne sont pas cadrées juridiquement. C’est un exercice qui relève de l’absurde ». Un professeur de droit public qui souhaite préserver son anonymat nous renvoie gentiment dans les cordes quand on l’interroge sur la proposition de Marine Le Pen d’interdire le voile dans l’espace public.
Il est vrai que la méthode que compte employer la candidate pour mettre en œuvre cette interdiction est pour le moins imprécise. En janvier 2021, le Rassemblement national profitait de l’examen du projet de loi confortant les principes républicains, dite « séparatisme », pour présenter son contreprojet : une proposition de loi « visant à combattre les idéologies islamistes ».
A l’article 10, figure l’interdiction « dans l’espace public, les signes ou tenues constituant par eux‑même une affirmation sans équivoque et ostentatoire » de cette idéologie islamiste. Sur France Inter en janvier 2021, le député RN, Jordan Bardella fait le service après-vente. « Serait prohibé, par exemple, le voile dans l’espace publique. Le texte donne aussi le pouvoir aux préfets et aux recteurs de se substituer à des autorités locales ou à des établissements scolaires « jugés trop laxistes avec les pratiques islamistes ».
« Dans la rue, l’interdiction du voile serait disproportionnée »
Une telle proposition se heurterait, a priori, à plusieurs principes constitutionnels tels que d’égalité des citoyens devant la loi, la liberté religieuse ou encore le principe de laïcité, fondement de la Ve République. Ce principe garantit le libre exercice des cultes, le respect de toutes les croyances et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion. « Comme toutes les libertés, celles-ci s’exercent dans la limite de celles des autres et dans le respect de l’ordre public. En milieu scolaire par exemple, l’argument du respect de l’ordre public peut être justifié. En revanche dans l’espace public, dans la rue, l’interdiction du voile serait disproportionnée », rappelle le constitutionnaliste, Jean-Philippe Derosier.
Difficile d’aller plus loin dans l’analyse juridique car ces derniers jours, force est de constater que Marine Le Pen a mis un peu d’eau dans son vin. « Je ne suis pas obtuse » a déclaré la candidate ce week-end en renvoyant ce « problème complexe » à la « discussion » du Parlement.
Voulant bien faire, Sébastien Chenu député RN a apporté une précision sur BFM TV. Il affirme que des « réponses pratiques » seront trouvées au Parlement « pour que la grand-mère qui a 70 ans, et qui porte son petit voile depuis des années, ne soit pas évidemment concernée. »
Dans l’émission Audition publique en partenariat avec Le Figaro et LCP-AN, la porte-parole du Rassemblement national, Laure Lavalette indique que la base légale cette interdiction « sera la lutte contre le terrorisme ».
« Cette proposition ne tient pas la route »
« Faire la distinction entre les femmes âgées et les jeunes. A partir de quel âge, on va considérer que les femmes sont âgées ? Et pourquoi cibler les femmes dans la lutte contre l’islamisme alors que statistiquement, les hommes commettent plus d’attentats que les femmes. Cette proposition ne tient pas la route », soupire Didier Leschi, préfet et ancien chef du bureau central des cultes, désormais directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII).
Marine Le Pen est d’ailleurs restée floue sur les autres « signes ostentatoires » visés par son texte. « Ne vous inquiétez pas, nous y arriverons. », a-t-elle évacué sur BFM TV.
Didier Leschi en profite pour rappeler qu’une atteinte à une liberté individuelle pour un motif d’ordre public « ne peut être que limitée et temporaire ».
A l’été 2016, une série d’arrêtés municipaux visant à interdire le burkini avaient été suspendus par une ordonnance du Conseil d’Etat. La plus haute juridiction administrative avait jugé qu’ils portaient « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».
Un an plus tard, la cour administrative d’appel de Marseille, n’avait pas jugé l’arrêté « anti-burkini du maire de Sisco (Haute-Corse), jusqu’au 30 septembre « disproportionné » ou « inadapté ». Suite à une rixe faisant plusieurs blessés, La juridiction avait « estimé que la décision du maire était adaptée aux risques avérés de troubles à l’ordre public ». La ligue des droits de l’Homme avait vu sa demande d’annulation de cet arrêté rejetée par le Conseil d’Etat.
Quand Marine Le Pen accusait les sénateurs de plagiat
Dans son programme, Marine Le Pen propose « de prendre toutes les dispositions juridiques nécessaires pour que la République assure la primauté de la loi commune et prohibe non seulement toute forme de communautarisme mais aussi l’expression et le développement des idéologies extrémistes, notamment islamistes ».
Une mesure qui renvoie à une proposition de loi constitutionnelle qu’elle avait déposée en avril 2018. Elle revenait à inscrire dans la Constitution : « Le respect de la règle commune s’impose à tous. Nul individu, nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’en exonérer ou en être exonéré ».
Deux ans plus tard, la députée RN reprochait à la droite sénatoriale de lui avoir chipé l’idée. Une proposition de loi cosignée par le questeur du Sénat Philippe Bas (LR), le président du groupe LR, Bruno Retailleau et par celui du groupe centriste, Hervé Marseille, ajoute à l’article 1 du texte fondateur de la Ve République que « nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ». le texte fut adopté par 229 voix contre 0, le 19 octobre 2020. Les sénateurs des groupes de gauche (PS, PCF et écologistes) avaient décidé de ne pas prendre part au vote au vu du contexte. 4 jours après l’assassinat de Samuel Paty.
» Lire notre article. Lutte contre le communautarisme : le Sénat adopte la proposition de loi