Galia Ackerman est écrivaine, historienne, ancienne journaliste à RFI et traductrice franco-russe, spécialiste du monde russe. Elle a récemment publié « Le régiment immortel : la guerre sacrée de Poutine » (Premier Parallèle, 2019). Elle est actuellement rédactrice en chef du site d’information en français et anglais, Desk Russie. Nous nous sommes entretenus avec elle sur l’histoire des relations entre la Russie et l’Ukraine et sur le poids de l’histoire dans la crise actuelle.
« L’Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie, plus précisément par la Russie bolchevique et communiste » : dans son discours à la télévision, le 21 février, Vladimir Poutine s’en est pris à l’Ukraine en tant qu’État. Déjà en 2008, il déclarait à George Bush « Vous devez comprendre que l’Ukraine n’est même pas un pays ». Quel regard portez-vous sur ces affirmations ?
Il est clair que c’est une déclaration de guerre, sans même prononcer ce mot, à l’Ukraine. Il réitère l’idée que l’Ukraine, dans ses frontières actuelles, n’a pas lieu d’être. Ce n’est pas vrai que Lénine a créé l’Ukraine. L’Ukraine s’est proclamée indépendante à partir de la chute du régime tsariste en 1917, une grande partie de l’Ukraine contemporaine était sous la domination russe depuis le XVIIe siècle. Elle a été reconquise en 1921, par l’Armée rouge. Lénine a proclamé une politique de l’enracinement, c’est-à-dire créer des républiques qui sont nationales dans leur forme, mais communistes. L’objectif de la politique de Lénine était de calmer le mécontentement de peuples qui avaient été embrigadés, en leur donnant au sein de l’URSS une expression nationale, qui leur avait été déniée par le régime tsariste. Mais cette politique n’a duré que quelques années…
Vladimir Poutine a également parlé de Staline qui aurait fait cadeau à l’Ukraine de territoires qui faisaient partie de la Pologne, de l’ancien empire austro-hongrois. En fait, les Ukrainiens de l’ouest se sont retrouvés, à la suite des conquêtes soviétiques, avec les Ukrainiens de l’est dont ils avaient été séparés pendant quelques centaines d’années. Dire que c’est un cadeau est indécent, étant donné que les deux occupations de 1939 et 1944 ont été immédiatement suivies de vagues de purges, de déportations, de gens fusillés. Et la résistance dans l’Ouest a duré jusqu’à la moitié des années 1950, les Ukrainiens voulaient leur propre État et non la domination de l’URSS.
Et lorsqu’il considère que la Crimée « a toujours été russe » ?
C’est faux. En Crimée, il y avait un khanat, un royaume tatar, les Tatars de Crimée sont la population autochtone de la péninsule. Elle a été conquise par les Russes au XVIIIe siècle, et cela s’est accompagné de terribles massacres. En 1954, Khrouchtchev a en effet donné la Crimée à l’Ukraine. Mais d’une part, c’était un échange de territoires car l’Ukraine a cédé quelques territoires à la Russie, et d’autre part, Khrouchtchev n’a pas tellement fait de cadeau. La Crimée dépend entièrement de l’Ukraine dans son approvisionnement en eau potable. Pour lui, c’était une décision qui avait une logique économique.
Le président russe considère également que Russes et Ukrainiens « ne forment qu’un seul peuple ». Remet-il en cause l’existence d’une nation ukrainienne ?
C’est un grand mensonge de dire qu’il n’y a pas de peuple ukrainien, qu’il ne s’agit que d’une branche du peuple russe. Il y a eu entre le IXe et le XIIIe siècle tout un tissu de principautés, dont la principale s’appelait Rus de Kiev. Les autres, tantôt, elles s’unissaient, tantôt elles faisaient sécession. À l’époque, il n’y avait ni Russes, ni Ukrainiens, c’était une sorte de magma de tribus slaves.
Il n’y a aucune preuve que les gens, qui ont peuplé ce Rus de Kiev il y a plus de 1 000 ans, étaient vraiment les ancêtres des Russes. C’est aussi absurde que de dire que Rome est la patrie de tous les peuples latins, que tous les peuples latins sont un seul et même peuple. Le centre de ce qui est devenu le royaume de Moscou, se trouve à plus de 800 kilomètres de Kiev : à l’époque, c’est une distance énorme. Les tsars prennent le contrôle de Kiev au XVIIe siècle. Pendant plusieurs centaines d’années, ce sont des histoires très différentes.
Vladimir Poutine a également employé dans le passé le terme de « Petite Russie », pour désigner l’Ukraine, une expression utilisée par les tsars. Y a-t-il un rêve de restauration de la puissance de la Russie impériale de sa part ? Quelle place occupe ce passé dans son narratif ?
Ce régime est dans beaucoup de ses aspects, rétrograde. C’est le retour de Dieu dans la Constitution, c’est la famille traditionnelle, la persécution des personnes LGBT. Poutine définit son régime comme un régime conservateur. C’est un régime extrêmement réactionnaire, qui est idéologiquement tourné vers le passé. Poutine répète souvent que l’éclatement de l’URSS a été la catastrophe géopolitique du XXe siècle, qu’avec cet évènement les Russes ont perdu un gigantesque territoire et une importante population. Il y a l’idée que ces territoires ont été rassemblés par leurs ancêtres sur mille ans. Les Russes ne parlaient jamais de conquête des terres, mais de rassembler les terres. Oui, il veut procéder comme les tsars, qui ont rassemblé des terres autour du noyau russe.
La guerre du Donbass constitue un aspect central du conflit actuel. À quel moment les revendications sécessionnistes pro-russes ont-elles commencé à se développer dans des régions à l’Est de l’Ukraine ?
Il n’y avait pas vraiment de velléités sécessionnistes avant 2014. Ce qui est vrai, c’est que tout de suite après la déclaration d’indépendance, les élites ukrainiennes se sont très rapidement occidentalisées. Ce sont les régions occidentales qui étaient à l’honneur. Dans les territoires industriels de l’est du pays, et pas seulement dans le Donbass, très souvent il n’y avait qu’une ou deux grandes entreprises par ville. Cela empêchait le développement plus libéral de l’économie. Ces territoires étaient un peu négligés par le pouvoir de Kiev. On ne leur faisait pas de mal, mais il n’y avait pas assez d’investissements, pas assez d’implication. Et c’est pareil pour la Crimée. Donc ces villes se sentaient un peu brimées parce qu’elles étaient encore très soviétisées et elles ne partageaient pas toujours les inspirations pro-occidentales du reste du pays. L’Ukraine n’a pas fait assez de travail pour rapprocher davantage ces provinces russophones. Mais ce n’est pas une question linguistique.
Ces territoires regardent plus à l’est qu’à l’ouest ?
Pendant plusieurs années, il y a eu une propagande russe, délibérée, qui leur faisait des appels du pied. Quand il y a eu la révolution de Maïdan en 2014, provoquée par la décision du président Viktor Ianoukovytch de ne pas signer l’accord d’association avec l’Union européenne, les Russes ont activé tous leurs réseaux avec l’idée que la moitié du pays fasse sécession. On parlait de Nouvelle Russie (Novorossia), on faisait déjà des cartes de toute la moitié sud-est du pays, jusqu’à Odessa. Deux régions du Donbass, les deux républiques sécessionnistes (Donetsk et Louhansk) ont pu vaincre la résistance ukrainienne. Nulle part ailleurs ça n’a marché.
L’offensive russe peut-elle inversement joueur en faveur de la cohésion du pays ?
C’est très difficile à dire. Bien sûr que les bombardements ont pu effarer les gens du Donbass, mais ça a effaré même les membres du gouvernement russe car, pour eux, il était question uniquement du Donbass, c’est-à-dire reconnaître les républiques et élargir leurs frontières – ce qu’ils réclamaient – jusqu’aux frontières administratives des deux régions concernées. Car ces républiques occupent seulement un tiers des deux régions dans lesquelles elles se trouvent. Quand Poutine a prononcé son discours, il a dit qu’il fallait arrêter « le génocide », « le massacre », ce qui est totalement mensonger. Ils disent qu’en huit ans dans le Donbass 14 000 personnes sont mortes, comme si tous ces gens étaient issus du Donbass et non pas de l’armée ukrainienne. En réalité, c’est environ moitié-moitié. Dans le centre de Kiev, il existe un énorme mur avec des portraits d’Ukrainiens tués dans les combats, il y a plus de 6 000 portraits.
Vladimir Poutine a maintes fois reproché à l’Otan d’avoir élargi sa portée, au mépris des promesses qui avaient été faites oralement au dernier dirigeant de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev. Est-ce une accusation avérée ou un prétexte ?
Le discours de Vladimir Poutine est un discours de ressentiment. Et ce ressentiment est aussi profond que pour l’Allemagne, après le traité de Versailles. Le régime russe se sent lésé, humilié, car l’Union soviétique avait sous sa coupe la moitié de l’Europe. En tout cas, il n’y a aucune trace écrite de ces promesses. Ces promesses auraient été faites à Gorbatchev au moment où l’URSS existait encore, et on ne savait pas ce qui allait se produire dans les années suivantes. Les pays de l’est de l’Europe ont tous proclamé leur indépendance et apparemment, l’URSS n’a pas laissé de très bons souvenirs aux habitants de ces pays, puisqu’ils se sont tous précipités vers l’Union européenne et l’Otan. Pour se protéger de la Russie. Ce n’est pas l’Otan qui les a appelés, ce sont des pays qui étaient demandeurs. La Russie n’a pas su créer un modèle attirant pour ces pays.
On parle également beaucoup du mémorandum de Budapest de 1994, dans lequel la Russie s’était engagée à respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
La Russie se souvient des promesses orales qui auraient été faites à Gorbatchev, bien que cela n’ait aucune force légale. En revanche, la Russie ne respecte pas le mémorandum de Budapest qui a bel et bien été signé par elle. Il garantissait l’intégrité territoriale de l’Ukraine qui a consenti de rendre les armements nucléaires stationnés sur son sol. Quand on a commencé à dire, après l’annexion de la Crimée et l’occupation partielle du Donbass, que la Russie n’a pas respecté ce mémorandum, qu’a-t-elle répondu ? On n’a pas ratifié ces documents donc ça n’a pas de valeur juridique. Il s’est avéré être un bout de papier.
Quel est le regard de la population russe sur l’Ukraine ?
Le peuple russe et le peuple ukrainien ont été quand même très liés pendant des centaines d’années. Il y a énormément de familles mixtes et peu de familles russes qui n’ont aucun lien de parenté avec l’Ukraine. À partir de la Révolution orange de 2004-2005, et surtout après Euromaïdan, l’annexion de la Crimée et la sécession d’une partie du Donbass, la propagande anti-Ukraine a pris une ampleur incroyable. Je regarde régulièrement des talk-shows russes. En huit ans pratiquement, il n’y a pas eu d’émissions où l’on ne parle pas de l’Ukraine. Dans ces émissions, il y a l’idée que c’est un pays dégradé, totalement corrompu, inefficace, qui survit avec les restes de ce que la Russie a investi. On a installé cette haine envers les Ukrainiens. En huit ans, avec ce tissu de mensonges, on a réussi à retourner une partie de l’opinion contre l’Ukraine. À présent, comme on est dans un État dictatorial, où plus aucune liberté d’expression n’est permise, on ne pourra pas savoir ce que pensent les Russes de la situation en Ukraine. On leur montre des chars en train de rouler tranquillement sur les routes, des destructions d’infrastructures, mais pas de bombardements de villes. Les Russes ne peuvent même pas se rendre compte du massacre qu’il y a lieu là-bas.