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TikTok : les stratégies d’influence de la Chine sont « de plus en plus sophistiquées », selon le chercheur Paul Charon
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« Une fenêtre sur le monde. » C’est la signature de la campagne que déploie TikTok depuis le mois dernier en France, sur des chaînes de télévision et des salles de cinéma. Le réseau social du groupe chinois ByteDance joue même la carte culturelle, en mettant à l’honneur les vidéos dans lesquelles des utilisateurs partagent leurs derniers coups de cœur littéraires. Car derrière cette offensive pour redorer son image, le réseau social inquiète sérieusement plusieurs institutions dans les pays occidentaux. Le gouvernement fédéral ou encore le Parlement européen ont interdit à leurs fonctionnaires d’installer l’application sur leurs téléphones professionnels, pour des raisons de sécurité. Rien de comparable en France, mais TikTok est depuis peu dans le viseur d’une commission d’enquête sénatoriale. Réclamée par le groupe Les Indépendants, présidé par Claude Malhuret (Horizons), elle doit se pencher sur « son exploitation des données » et « sa stratégie d’influence ».
Pour sa seconde audition, elle a fait appel à un spécialiste reconnu de la Chine et des stratégies d’influence, Paul Charon. Directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d’influence » à l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM), ce chercheur venu du renseignement a publié en octobre 2021 un rapport sur les opérations d’influence de la Chine. Ce dernier s’inscrit dans le cadre d’une prise de conscience en France, d’un « réveil français », au sujet des risques posés par l’influence chinoise. De l’aveu même du rapporteur Claude Malhuret, ces travaux font « froid dans le dos ».
Une stratégie « opportuniste »
Un an et demi après la publication du rapport, TikTok a poursuivi sa progression spectaculaire, totalisant désormais plus de 1,7 milliard d’utilisateurs actifs dans le monde, sans aucune « transformation radicale », selon les mots du chercheur. Dans l’intervalle, les stratégies d’influence de la Chine sur les réseaux ont elles aussi connu une évolution. « On note une transformation des opérations informationnelles en général. Leur dimension agressive, est de plus en plus manifeste », observe Paul Charon. Elles sont également « de plus en plus sophistiquées ». « Auparavant, quand on tombait sur du contenu manipulé, il nous fallait à peine quelques minutes pour l’identifier. Là, c’est plus fin, il y a plusieurs intermédiaires. » De quoi remonter plus difficilement à la source. Depuis 2019, il relève en parallèle un « accroissement très important » des dépenses de lobbying de l’entreprise.
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TikTok est devenu, comme d’autres plateformes, un moyen à la fois de diffuser du contenu de collecter des informations, insiste-t-il. Pour autant, son développement ne s’est pas fait à dessein. « Le succès de TikTok est plutôt une opportunité saisie par les acteurs de la lutte informationnelle, plutôt qu’une vaste stratégie mise en place par Pékin », considère le chercheur. « La plateforme ayant du succès, elle intéresse forcément les services chinois, qui peuvent être tentés de diffuser du contenu via cette plateforme. » Le spécialiste note que la Chine joue, de ce point de vue, sur deux tableaux en matière de contenus d’influence : des contenus « positifs » sur elle-même, et des contenus « négatifs » susceptibles de « diviser les sociétés ciblées ».
« On ne peut pas accorder beaucoup de crédit à TikTok quand l’entreprise nous dit que les données restent hors de Chine »
Quant aux données, comparativement, l’application ne « recueille pas davantage de renseignements que d’autres applications du même type », selon lui. Mais la nature du régime politique de Pékin change l’enjeu. Sur la base d’enquêtes de médias, Paul Charon a notamment évoqué le cas de journalistes américains enquêtant sur le réseau social, dont certaines données ont été exploitées par la maison mère ByteDance. « Ce qui intéressait particulièrement ByteDance, c’était de croiser les données de localisation de ces journalistes avec les employés de TikTok pour identifier les fuites. D’une manière générale, on ne peut pas accorder beaucoup de crédit à TikTok quand l’entreprise nous dit que les données restent hors de Chine, qu’aucune donnée ne peut être exploitée par la partie chinoise du groupe », explique-t-il aux sénateurs.
Paul Charon évoque notamment les conséquences de lois en 2014 et en 2017, qui autorise les autorités à demander la transmission de données sur un individu. « Il faut partir de l’idée qu’aucune entreprise ne peut conserver des données contre la volonté des services de renseignement chinois », résume le chercheur.
Un aspect essentiel illustre également les problèmes qui entourent la plateforme : la censure. « On a cas de contenus qui ont disparu, de comptes qui ont été fermés car ils avaient évoqué des points relatifs à la politique intérieure chinoise : les évènements de Tian’anmen, la question tibétaine, les Ouïghours, Taïwan, Falun Gong », énumère le spécialiste, en se référant aux « cinq poisons » qui menaceraient la pérennité du régime communiste. Paul Charon se réfère d’ailleurs au Guardian, qui a révélé que des consignes étaient distribuées aux personnels de TikTok pour faire disparaître la mention de certains sujets. « On a un certain nombre de preuves, suffisamment importantes, qui montrent que ce n’est pas accidentel. Ce n’est pas marginal », insiste-t-il.
Des contenus pédagogiques mis en avant sur la version chinoise
La commission d’enquête sénatoriale n’a pas manqué d’interroger le chercheur sur la différenciation entre Douyin (le nom du réseau en Chine), lequel favoriserait davantage les contenus pédagogiques, et ses versions à l’international. Paul Charon estime que cette « éventuelle volonté de TikTok d’abêtir la jeunesse » est « impossible à vérifier en l’état », sans études « beaucoup plus poussées ». « Ce qu’on ne sait pas, c’est à quel point le fait de pousser du contenu qui tend à abêtir les utilisateurs est une stratégie de la Chine ou pas. A priori, on est enclin à penser que l’algorithme a surtout été conçu pour faire du profit », répond-il.
« Ce qui est certain, c’est que le fonctionnement même de l’algorithme fait qu’il y a une captation de l’attention beaucoup plus forte que chez d’autres plateformes, à tel point qu’elles s’en inspirent. Bien évidemment, on ne peut être qu’étonné des différences de contenu entre Douyin et TikTok », poursuit le chercheur. Une autre différence n’aura pas non plus échappé à la commission et à son interlocuteur : dans une stratégie de lutte contre l’addiction aux écrans, la version chinoise de TikTok a souhaité plafonner à 40 minutes l’utilisation quotidienne de l’application chez les moins de 14 ans. De la même façon, interrogé sur le nombre de comptes fantômes, Paul Charon regrette « l’absence de travaux en profondeur ». « On aura bientôt des études fines sur le nombre de faux comptes », prévient-il toutefois.
Poussé par le rapporteur de la commission, le sinologue a suggéré quelques recommandations, pour pallier « l’absence de réciprocité ». « Il ne tient qu’à nous de l’exiger, chaque fois que c’est possible ou que ça semble nécessaire, sans que ça porte atteinte à nos institutions, nos valeurs. » Paul Charon appelle également à « rendre publiques systématiquement les opérations détectées » en matière d’influence. « Surtout quand ces opérations sont de plus en plus sophistiquées, quand elles font appel à des intermédiaires en France. »