« Les ruptures d’approvisionnement des officines en antidiabétiques augmentent de manière constante et sont en passe d’être multipliées par deux. Au-delà des antidiabétiques, les médicaments qui luttent contre l’hypertension, tout comme les médicaments anticancéreux sont également concernés par ces tensions. ». La scène se déroule dans l’hémicycle du Palais du Luxembourg, mercredi 12 octobre. La sénatrice (Agir) Colette Mélot interpelle le ministre de la Santé, François Braun, sur les pénuries de médicaments. Depuis de longs mois, ce type d’intervention est devenu monnaie courante lors des séances de questions au gouvernement (QAG). Six questions sur cette thématique ont été soumises par le Sénat à l’exécutif depuis le début de la législature en juin, plus d’une cinquantaine si l’on remonte au premier confinement.« C’est un sujet piquant, qui rythme les QAG. Nombreuses sont les questions sur la rupture de tel ou tel médicament parce que la molécule est produite dans un autre pays », constate le sénateur (LR) Jean-François Rapin. Selon les données de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), le nombre de médicaments concernés par des ruptures d’approvisionnement est allé grandissant au fil des quinze dernières années, passant de 44 signalements en 2008 à 1 200 en 2019. L’agence a dénombré 2 400 ruptures en 2020 et 2 160 en 2021, une explosion qui s’explique du fait des pénuries liées à la pandémie de covid-19. L’ANSM estime toutefois que le renforcement en 2012 et en 2016 des obligations faites aux laboratoires a pu produire des signalements qui n’étaient pas nécessairement justifiés.Depuis janvier, cette question des pénuries de médicaments occupe une partie des travaux de la commission sénatoriale des Affaires européennes, que préside le sénateur Rapin. Celle-ci s’est lancée dans un examen détaillé de la stratégie pharmaceutique de l’Union, un document présenté par la Commission européenne le 25 novembre 2020, et qui dresse une feuille de route pour répondre aux besoins médicamenteux des pays membres, et notamment permettre aux patients européens d’avoir accès à des médicaments abordables. Ce jeudi 20 octobre, les deux rapporteures Pascale Gruny (LR) et Laurence Harribey (PS) ont rendu leurs conclusions, doublées d’un avis politique adressé à la Commission européenne, c’est-à-dire une série d’observations et de recommandations visant à affiner la stratégie de Bruxelles.
Prévenir les ruptures d’approvisionnement
Afin d’anticiper et de limiter les pénuries de médicaments, les deux sénatrices proposent
d’établir une liste des médicaments critiques à l’échelle de l’Union. « Il est nécessaire de définir ce qu’est une rupture de médicaments, ce qui implique aussi de caractériser un médicament dit ‘critique’. La criticité doit prendre en compte l’aspect clinique du produit, mais aussi l’aspect industriel », a expliqué Laurence Harribey en conférence de presse, c’est-à-dire les modalités de fabrication. Au milieu des années 1990, seuls 20 % des fabricants de substances pharmaceutiques actives étaient extra-européens, selon les chiffres du Sénat. Trente ans plus tard, 80 % des fabricants de substances utilisées dans des médicaments commercialisés en Europe sont installés en dehors de l’Union. Par ailleurs, 40 % des médicaments commercialisés dans l’UE ont été entièrement fabriqués ailleurs. « Il y a eu glissement et délocalisation », poursuit Laurence Harribey. « Pour autant, ce n’est pas l’éloignement du territoire européen qui est la raison première des pénuries », relève l’élue girondine. En cause bien souvent : des points de tension sur la chaîne de production. Raison pour laquelle la commission propose
la mise en place d’un système d’information européen, permettant aux autorités sanitaires des Etats membres et aux industriels de signaler les difficultés rencontrées et les risques éventuels de pénurie.
La commission se prononce également en faveur d’une obligation de stock : les entreprises de l’industrie pharmaceutique pourraient se voir contraintes de garder en réserve un certain nombre de médicaments essentiels, mobilisables en cas de crise. L’UE leur verserait une compensation financière, ces stocks devant être maintenus à l’écart du marché. Plus largement, la commission sénatoriale estime que
des mesures d’incitations financières et fiscales permettrait de pérenniser les sites de production encore présents sur le sol européen, voire de favoriser la relocalisation de certaines usines.
Accélérer l’accès aux médicaments
Le Sénat suggère également de
faire évoluer le mécanisme d’autorisation de mise sur le marché (AMM), jugé trop complexe et trop lent. « On voudrait que l’accès aux soins et aux médicaments puisse se faire plus rapidement. Je pense notamment aux maladies orphelines pour lesquelles il n’y a pas encore de réponses sur le marché », explique la sénatrice Pascale Gruny. « On a vu avec les vaccins contre le covid-19 que l’on pouvait aller beaucoup plus vite. C’est cet exemple qui doit servir de modèle. » Par ailleurs, le Sénat estime que l’accord de mise sur le marché devrait aller au-delà des simples considérations médicales. « L’évaluation d’un médicament reste essentiellement thérapeutique. Ce que l’on propose, c’est un changement de culture. En amont de l’autorisation de mise sur le marché, il faudra d’abord s’interroger sur la criticité technique », insiste Laurence Harribey.Un meilleur accès aux médicaments passe aussi par un contrôle des prix. La Chambre haute évacue l’hypothèse d’un plafonnement, qui risquerait d’agir comme un repoussoir sur la recherche pharmaceutique. Les élus recommandent toutefois à Bruxelles d’
imposer une plus grande obligation de transparence aux laboratoires sur les dépenses mobilisées. « « On sait très bien que le discours sur le coût de la recherche peut aboutir à une exagération sur le prix des médicaments », observe Laurence Harribey. En dernier recours, si un Etat membre et un fabricant ne parviennent pas à s’entendre sur un prix, le Sénat évoque
l’octroi de licences obligatoires, dans « des conditions équitables et raisonnables » aux fabricants de génériques ou à un organisme public. « Si la protection conférée par le brevet est essentielle pour garantir le développement de la recherche, de telles mesures doivent être envisagées lorsqu’il s’agit de répondre à des besoins non satisfaits et que l’entreprise réalise des profits colossaux », lit-on dans le rapport.Le Sénat invite également Bruxelles à plancher sur
un mécanisme de solidarité européen, facilitant la mise sur le marché de médicaments que certains Etats membres n’ont pas les moyens d’acquérir. « Lorsque l’autorité compétente d’un État membre négocie avec un laboratoire un prix juste et équitable et que celui-ci reste particulièrement élevé au regard des ressources de l’État membre, appréciées notamment au regard de son produit intérieur brut par habitant, un fonds de solidarité européen pourrait être activé sous le contrôle de la Commission », détaille le rapport.« On a été mis devant le fait accompli par la crise du covid-19, l’objectif de ce rapport est d’éviter de se retrouver dans la même situation lors de la prochaine crise », relève encore Laurence Harribey. Rappelons toutefois que les politiques de santé et de soins relèvent de la compétence des États membres, et non de l’Union. Bruxelles ne peut que proposer un cadre stratégique, ou encore pousser en faveur de mesures d’harmonisation. « Toute la difficulté est d’élaborer le modèle d’une Europe du médicament qui n’empiète pas sur les modèles de santé des autres pays européens », résume Jean-François Rapin. De son côté, la Commission européenne prévoit d’achever la révision de la législation générale de l’Union relative aux produits pharmaceutiques d’ici la fin de l’année.