Retraites : après une nuit d’incidents, le Sénat interrompt les débats avant le vote de l’article 7

Retraites : après une nuit d’incidents, le Sénat interrompt les débats avant le vote de l’article 7

Face aux 1300 amendements de la gauche sur l’article repoussant l’âge légal, la majorité sénatoriale a utilisé toutes les possibilités offertes par le règlement pour accélérer les débats. Après que la droite a réussi à écarter l’écrasante majorité des amendements, la gauche a déposé des milliers de sous-amendements, tous déclarés irrecevables. Après plusieurs incidents de séance, la gauche sénatoriale a quitté l’hémicycle et la séance a été levée, avant le vote sur l’article 7.
Louis Mollier-Sabet

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Quarante-huit prises de paroles, soixante-dix-sept amendements de suppression, mille trois cent vingt-sept amendements à discuter. On était parti pour une longue nuit au Sénat. Un peu trop longue pour la majorité sénatoriale, qui estimait avoir donné assez de temps à la gauche pour s’exprimer et qui a donc sorti l’artillerie lourde. Après la présentation des 77 amendements de suppression de l’article 7 déposés par la gauche, qui ont inauguré l’examen de l’article central de ce projet de loi qui reporte l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans, il est 00h58, et Bruno Retailleau prend la parole pour un rappel au règlement.

Un rappel au règlement inédit, puisqu’il se fonde sur l’article 38 du règlement du Sénat, jamais utilisé jusqu’alors. Celui-ci permet, sur un vote à main levée en séance, de « clôturer » une discussion parlementaire. Ainsi, les explications de vote sur un amendement, les prises de parole sur article – qui ont par exemple occupé les sénateurs de 19h à 23h aujourd’hui au moment d’examiner le fameux article 7 – ou les explications de vote sur l’ensemble d’un texte, peuvent être « clôturées » par un vote des sénateurs présents. Seul un orateur par groupe peut alors prendre la parole au moment du vote à main levée, et une fois le vote effectué, la clôture prend effet immédiatement si elle est validée. Réformée en 2015, cette disposition n’avait jamais été activée depuis, et le président du groupe LR demande donc son application pour « clôturer » les explications de vote sur les amendements de suppression, qui promettaient d’être nombreuses.

L’adoption d’un amendement de la commission fait tomber 1100 amendements de la gauche

Bronca sur les bancs de la gauche, les présidents de groupe Assassi (CRCE), Kanner (PS) et Gontard (écologistes) fulminent et demandent une suspension de séance. Suspension de séance qui leur sera gracieusement accordée par le président Larcher, d’autant plus qu’une suspension avait aussi été demandée par la commission des Affaires sociales. Et ce n’est pas un détail. Si l’article 38 permet d’écourter les explications de vote, il restait encore entre 1200 et 1300 amendements à examiner sur l’article 7, et, à raison de 2 minutes pour les présenter, même avec des avis lapidaires de la commission et du gouvernement, cela laissait encore au moins 43 heures de débat pour arriver au terme de l’article 7.

Mais la majorité sénatoriale a plus d’un tour dans son sac et, pendant la suspension de séance, la commission des Affaires sociales couche sur papier un amendement qui réécrit entièrement l’article 7, puisque la commission et le gouvernement sont les seuls à avoir le droit d’amender un texte en cours d’examen. S’il est adopté, cet amendement ferait tomber l’écrasante majorité des amendements déposés par la gauche et permettrait de voter l’article 7 – le plus gros morceau du texte – dans la nuit. Cela laisserait ainsi des chances à la majorité sénatoriale de réussir à voter le reste de la loi avant le dimanche 12 mars prochain, deadline fixée par l’article 47-1 activé par le gouvernement à l’Assemblée nationale.

« Du fait de sa rédaction, cet amendement est de nature à clarifier les débats. Il va permettre au Sénat de se prononcer d’un bloc sur les paramètres essentiels de cet article 7 dont nous avons déjà amplement débattu depuis 19h et à vrai dire le début de nos travaux jeudi dernier. Son adoption ferait tomber plus de 1100 amendements », explique le rapporteur LR du texte, René-Paul Savary.

Riposte de la gauche qui dépose des milliers de sous-amendements, déclarés irrecevables

L’adoption de cet amendement ne représente pas un grand défi pour les sénateurs LR et centristes, largement majoritaires au Sénat et soutenus sur le sujet par les groupes Renaissance et Les Indépendants, proches de la majorité présidentielle. Après son adoption, il restera donc « une centaine d’amendements de tous les groupes politiques, qui nous permettront des débats de fond sur des sujets importants : la situation des mères de famille, des sportifs de haut niveau, des enseignants, des sapeurs-pompiers… » précise René-Paul Savary. À 1h50, la majorité sénatoriale avait donc réussi à couper court aux explications de vote de la gauche, et à faire tomber environ 1100 amendements sur les 1200 restants. Un coup de billard parlementaire remarquablement exécuté.

Seulement, la gauche sénatoriale a aussi quelques heures de vol au compteur, et dans les couloirs du Palais du Luxembourg, des « liasses » commencent à s’amasser dans les travées de la gauche de l’hémicycle. Éliane Assassi, la présidente du groupe communiste, demande la parole : « Comme nous nous attendions également à la réécriture de cet article 7, nous avons travaillé des sous-amendements pour son examen. Je les remets au service de la séance. » On entend Catherine Deroche, la présidente LR de la commission des Affaires sociales, demander dans le fond : « On parle de 3000 ? » En tout cas, « ça se pèse », plaisante Gérard Larcher à 1h55, avant de suspendre la séance jusqu’à 2h45 pour que la commission puisse examiner ces sous-amendements.

« C’est un coup de force »

Enième retournement, interrogée au micro de Public Sénat, Élisabeth Doineau, rapporteure générale du budget de la Sécurité sociale, annonce que la commission des Affaires sociales n’a retenu qu’un seul des 4000 sous-amendements environ déposés. Il restera donc « 120 amendements », pour avoir un « débat de fond », explique la sénatrice centriste, ce que confirmera Catherine Deroche à la reprise de la séance à 2h45. « C’est un coup de force. Je suis attristée pour le Sénat, vraiment », réagit la présidente du groupe communiste Éliane Assassi. D’autant plus « qu’il y a le texte, et il y a le contexte », poursuit-elle. « User de cette procédure, qui est réglementaire, mais en pleine nuit, après une mobilisation qui a réuni près de 3,5 millions de Français, après un communiqué de l’intersyndicale qui annonce une nouvelle mobilisation samedi… Je dois dire que le Sénat et le gouvernement sont dans leur bulle. Ils n’entendent rien, ils ne voient rien », déplore Éliane Assassi.

Mais les sénateurs de gauche ne s’avouent pas vaincus pour autant. Les rappels au règlement se multiplient. « Comment, en l’espace de 30 minutes, des amendements déclarés recevables par la commission, sont devenus irrecevables en sous-amendements ? » tacle le sénateur communiste, Pierre Laurent. Alors que Gérard Larcher appelle à discuter un amendement déposé par la sénatrice écologiste Raymonde Poncet-Monge, son président de groupe Guillaume Gontard annonce vouloir déposer des sous-amendements. Gérard Larcher refuse aussi sec et considère l’amendement comme non défendu. Les protestations des bancs de la gauche pleuvent, avec une intensité rarement observée au Palais du Luxembourg. Le président du Sénat est à nouveau obligé de suspendre la séance dix minutes. Il est plus de 3h du matin.

La gauche quitte l’hémicycle et la séance est levée, sans vote de l’article 7

À la reprise, les trois présidents des groupes de gauche annoncent que les sénatrices et sénateurs socialistes, communistes et écologistes quittent l’hémicycle. « La commission les a examinés à une vitesse éclaire nos sous-amendements. Cela veut dire que le Sénat ne veut pas débattre de l’article 7 qui est pourtant le cœur du texte. Vous refusez le débat démocratique, et ça n’honore pas notre institution. Nous refusons de participer à cette pantomime et nous quittons l’hémicycle ce soir et nous reviendrons demain », lâche notamment Éliane Assassi.

Même son de cloche chez Patrick Kanner : « Nous sommes dans une colère froide, je regrette ce qui nous arrive collectivement. Nos amendements n’ont pas pu être examinés techniquement, c’est impossible. Peut-être considériez-vous que nous n’aurions pas de riposte potentielle, mais nous avons le droit de défendre nos idées. Il y a beaucoup d’imperfections pour ne pas dire de bricolage dans la gestion de notre débat de ce soir, je le regrette M. le Président. Vous voterez peut-être l’article 7 cette nuit, nous en rendrons compte aux Français qui ont défilé aujourd’hui, nous vous laissons entre vous. »

« Certains parlent de cinéma, mais je trouve quand même que le moment est grave », ajoute Guillaume Gontard. « On entrave ce soir notre droit d’amendement, c’est impossible matériellement de faire ce que vous avez fait. Je suis peiné que ça se passe ici au Sénat. Nous allons quitter l’assemblée, mais nous ne le faisons pas de gaîté de cœur. On avait mieux à faire pour un texte d’importance, attendu par des gens qui ont défilé en nombre. Vous ferez ce que vous voulez cette nuit, j’espère que l’on pourra revenir dans des conditions un peu plus sereines demain. » Suite au départ des sénateurs de gauche, la séance à été levée vers 3h30 du matin, avec encore soixante-quinze amendements à examiner à l’article 7.

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