Lorsqu’il demande à Alain Gueguen, représentant syndical de chez Adrexo, si « l’organisation prévue par l’entreprise a été à la hauteur des enjeux », François-Noël Buffet, président de la commission des lois, ne s’attendait sans doute pas à une réponse si franche. « Non, l’entreprise n’a pas su anticiper et construire la réponse attendue » lui a répondu à brûle-pourpoint le syndicaliste.
Après avoir auditionné lundi 12 juillet le président du groupe La Poste et le secrétaire général du ministère de l’Intérieur, la commission d’enquête sénatoriale a tenu à entendre ce mardi les représentants de deux sociétés chargées de la mise sous pli de la propagande, intervenant en amont des distributeurs qu’ont été La Poste et Adrexo, mais aussi deux représentants syndicaux de cette dernière entreprise, qui est en majorité tenue responsable des dysfonctionnements observés. Hier, Jean-Benoît Albertini, secrétaire générale du ministère de l’Intérieur, avait ainsi rappelé que sur les 17 millions de Français qui n’avaient pas reçu de propagande lors du second tour, 14 millions vivaient dans une zone prise en charge par Adrexo.
Des effectifs bien en deçà des besoins estimés
Et c’est lors de la deuxième audition de la journée, dédiée aux représentants syndicaux d’Adrexo, que les manquements de l’entreprise, qui avait été choisie en décembre aux côtés de La Poste pour distribuer le matériel de vote, sont apparus le plus clairement.
Après avoir dénoncé un « climat social extrêmement tendu dans l’entreprise et très peu de place pour les négociations, avec seulement quatre convocations des syndicats et 83 dossiers prud'homaux durant l’année 2020 », Philippe Viroulet, le délégué syndical central d’Adrexo, a révélé devant les sénateurs que l’entreprise n’a pas pu, ou voulu, embaucher pour les élections autant de personnel que cela avait été estimé nécessaire.
« Sur un besoin estimé en amont à 18 000 personnes, l’entreprise s’est en réalité appuyée durant le premier tour sur 6 200 personnes, dont 2 200 employés et 4 000 intérimaires. C’était clairement insuffisant par rapport au nombre de personnes nécessaires » a ainsi fait savoir Philippe Viroulet. D’autant que comme il l’a souligné, « lors du premier tour, 1 500 intérimaires ont abandonné leur poste dès le premier jour de travail », provoquant la stupeur des membres de la commission d’enquête.
Conscient de cette insuffisance de main-d’œuvre, et alors que de nombreuses défaillances étaient remontées par des élus locaux, Adrexo a tenté de renforcer massivement son effectif pour le deuxième tour. 11 000 intérimaires ont ainsi été embauchés, mais 3 000 ont là encore démissionné dès leur premier jour de travail.
Un « turn-over » au sein de l’entreprise qui s’est révélé massif, et qui est en réalité intrinsèque à son fonctionnement. « Un autre point important, c’est le turn-over présent dans l’entreprise. 739 personnes la quittent chaque mois, dans 79 % des cas une démission ou la fin d’une période d’essai » a fait savoir Philippe Viroulet.
Une formation éclair et incomplète
L’abandon massif de postes des intérimaires employés par Adrexo pourrait-il en partie s’expliquer par la très incomplète formation que ces derniers ont reçu ?
Car comme l’ont révélé les syndicalistes présents, la formation reçue par les intérimaires embauchés spécifiquement pour la distribution de la propagande électorale était inférieure à celle dont bénéficie un employé « normal ». Alors que sont normalement prévues chez Adrexo des « tournées avec des distributeurs formateurs », chargés d’accompagner les nouveaux entrants lors de leur première distribution, les intérimaires recrutés pour les élections de juin n’ont pas bénéficié de ce dispositif. Provoquant là encore l’étonnement des sénateurs.
Ils ont uniquement pu bénéficier « du visionnage d’une vidéo de cinq minutes, et d’une formation sur les sites où étaient stockés les imprimés, qui a duré une heure » a détaillé Philippe Viroulet. Avant de conclure « cette formation a-t-elle été suffisante ? Non ».
Les tensions entre Adrexo et une société de mise sous pli
Entendus dans la matinée par la commission d’enquête, les représentants des sociétés de mise sous pli du matériel de vote ont laissé quant à eux entrevoir que les difficultés rencontrées par Adrexo ne s’arrêtaient pas à sa politique en matière de ressources humaines. Mais relevaient également de ses relations avec les entreprises présentes dans la chaîne de production de la propagande, qui démarre avec les imprimeurs et se termine par les distributeurs.
Philippe Grenier, président de Koba Global Services, entreprise qui était chargée de mettre sous enveloppe la propagande, a regretté que « le cahier des charges d’Adrexo ait complètement changé la veille du démarrage du second tour ». Concrètement, alors que sa société était censée recevoir, de la part d’Adrexo, des bacs pour contenir les enveloppes, elle s’est vue notifiée par e-mail, la veille du démarrage des opérations pour le second tour, que ces derniers allaient être remplacés par des cartons. Détail qui peut paraître peu important mais qui dans une chaîne de production nécessite d’importantes réorganisations. « Je ne vous cache pas que, vu le contexte, nos relations avec Adrexo se sont légèrement tendues, et je reste poli » a fait savoir Philippe Grenier.
Propagande électorale : les entreprises en amont de la production dénoncent l'attitude d'Adrexo
Son entreprise n’a appris qu’elle devait également travailler avec Adrexo qu’en décembre 2020, alors que le marché public initial qu’elle avait signé ne mentionnait comme distributeur que La Poste.
L’arrivée de ce nouvel opérateur de distribution du matériel de vote ne s’est d’ailleurs pas faite sans remous pour les entreprises en amont de la chaîne. Benjamin Chevallard, chargé de la propagande électorale au sein du Groupe Diffusion Plus, lui aussi en charge de la mise sous pli, a expliqué que « le cahier des charges est différent entre Adrexo et La Poste. Pour Adrexo, il faut mettre les prospectus dans des contenants plus petits, dans un ordre de tri différent. C’est une organisation de la production différente entre l’une ou l’autre ». « Nous avons dès lors expliqué que si le cahier des charges d’Adrexo était appliqué à la lettre, nous ne pourrions pas respecter les délais. L’entreprise l’a finalement partiellement modifié » a-t-il continué.
Une chaîne de responsabilités en cascade
Philippe Grenier n’a cependant pas tenu à se défausser de ses responsabilités, se demandant si « Adrexo a été le mal de tous nos problèmes ? La réponse est clairement non ». Laissant par là même entendre que la chaîne de responsabilité dans les défaillances observées est plus large et ne se limite pas à Adrexo seulement. D’autant que Koba Global Service, au second tour des régionales, n’a pu délivrer que 60 % de la propagande qui lui était demandée initialement.
Les raisons ? Des retards de la part des imprimeurs, des documents arrivés encore mal séchés… Poussant Valérie Boyer à faire un constat cinglant. « Ce qui m’inquiète, c’est que l’on voit aussi l’appauvrissement de notre tissu industriel ». Et à Philippe Grenier de mettre en garde, « si on maintient le mode de fonctionnement actuel, en 2022, on aura des problèmes ». Le gouvernement ne pourra pas dire qu’il n’était pas prévenu.