C’est un sujet que le Sénat connaît par cœur. Nathalie Goulet avait proposé en 2017 la création d’une commission d’enquête visant à évaluer les outils de lutte contre la fraude fiscale et sociale, Eric Bocquet, sénateur engagé sur le sujet a publié de nombreux ouvrages sur le sujet… La fraude fiscale constitue un manque à gagner monstrueux pour l’Etat et occupe l’esprit de nombreux sénateurs, engagés dans la lutte. Pourtant, selon un dernier rapport, un problème de fond persiste : il est très difficile aujourd’hui en France d’évaluer à combien se chiffre concrètement cette fraude.
C’est ce que dévoile le rapport d’information de la commission des finances, rendu public ce mercredi. Dix-neuf sénateurs issus de tous les courants politiques se sont penchés sur la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude fiscale pour en faire son bilan. Si le rapport dresse un constat plutôt favorable de la loi - « l’arsenal normatif […] est plutôt robuste » et il n’y a pas besoin d’une « révolution fiscale » - les sénateurs posent tout de même une question : « L’administration fiscale parvient-elle à récupérer 10 %, 20 % ou 50 % des montants fraudés ? »
La France, seule à ne pas être dotée de moyens de contrôle efficaces
« Aujourd’hui, on ne sait pas qu’elles sont les sommes en jeu, explique Jean-François Husson, rapporteur de la mission d’information. Or, c’est le préalable indispensable que de mesurer cette fraude. Tant qu’on ne se dotera pas des moyens et outils pour pouvoir bien évaluer la fraude fiscale, on se prive des bons moyens ensuite à mettre en œuvre. » Contrairement au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou encore au Canada, la France ne dispose pas de moyens de contrôle efficaces d’évaluation.
C’est pourquoi les sénateurs ont dessiné 20 recommandations pour étoffer l’arsenal existant, en se basant sur quatre axes : le renforcement de l’efficacité de la réponse judiciaire à la fraude fiscale, l’amélioration de la lutte contre la fraude à la TVA, la sécurisation des dispositifs d’accès aux données, et le déploiement de nouveaux outils pour lutter contre les montages abusifs au niveau international. Car, « ce n’est pas une affaire à 2 millions d’euros. On parle de plusieurs dizaines de milliards d’euros et de répondre au sentiment qu’ont beaucoup qu’il faut sanctionner les fraudeurs. »
Intégrer les données aux projets de loi de finances chaque année
Ainsi, la première recommandation vise à « produire et publier, d’ici le projet de loi de finances initiale pour 2024, des estimations de la fraude fiscale, en détaillant la méthodologie utilisée. » Confiées à l’Insee et à l’administration fiscale, ces évaluations seront ensuite actualisées chaque année et intégrées au document de lutte contre l’évasion fiscale et la fraude.
« Cela permettra de suivre chaque année l’état de l’art, commente le sénateur Les Républicains. Cela nous imposera d’être dans un travail de fond pour réduire le montant des fraudes, et en même temps, de contribuer à des recettes qui n’auraient pas dû échapper au trésor du pays par le biais de la fiscalité. »
Six recommandations pour lutter contre la fraude à la TVA
De quoi rappeler le souhait de la mise en place d’un observatoire de la fraude, demandé par Gérald Darmanin, alors ministre des Comptes publics en septembre 2018, qui n’a finalement jamais vu le jour. Mais le rapporteur général de la commission des finances veut pousser davantage : « Il faut aller encore plus loin qu’un observatoire, il faut vraiment que l’Insee et l’administration fiscale travaillent ensemble. » Et d’ajouter : « On veut aussi identifier les différentes méthodologies à adopter. Vous avez des équipes humaines qui traquent, mais il y a aussi le datamining, c’est-à-dire une intelligence artificielle qui identifie les fraudes sur internet. On parle de 1,2 milliard récolté grâce à l’IA, en réalité on pourrait encore avoir plus. » Et le sénateur d’ébaucher des pistes : « Avoir des fichiers croisés, créer des transmissions automatiques, il faut des instruments et outils coordonnés, car c’est une course de vitesse pour ne pas être en retard sur les moyens de ceux qui fraudent. »
Parmi les autres fraudes étudiées par les sénateurs, celle à la TVA en ligne, troisième impôt le plus fraudé en France. En 2018, près de 98 % des vendeurs étrangers passant par des plateformes comme Amazon ou Cdiscount n’étaient pas immatriculés à la TVA. En 2021, les montants recouvrés au titre du contrôle fiscal sur la TVA s’élevaient à 904 millions d’euros, bien moins des estimations à la fraude de l’Insee qui la chiffre à entre 20 et 25 milliards d’euros par an. Ici, les sénateurs dessinent six recommandations, parmi lesquelles celle de « tirer les conséquences du transfert de compétence à la DGFiP du recouvrement de la TVA à l’importation, en favorisant l’automatisation des échanges de données entre la Douane et la DGFiP, dans le cadre du processus de révision de leur protocole de coopération » ou de « permettre aux agents de la Douane d’accéder automatiquement aux informations relatives au pays de résidence fiscale des voyageurs lors de la procédure de détaxe sur la TVA ».
Enfin, les sénateurs ont tenu à émettre des recommandations sur une fraude fiscale particulièrement difficile à sanctionner : celle qui concerne les montages financiers internationaux. « Ces dernières années ont été marquées par la publication dans la presse d’enquêtes mettant en lumière des systèmes à grande échelle d’opacification de flux financiers : Pandora Papers, Panama Papers, Cumex Files, écrivent les sénateurs. Il est extrêmement difficile pour l’administration fiscale et pour la justice de traiter de ces affaires, les obstacles s’avérant nombreux : délai de prescription, absence de résidence fiscale française, coopération internationale très lente, montages financiers complexes. »
C’est pourquoi les sénateurs préconisent une meilleure collaboration internationale avec notamment la mise en place d’un « dispositif de « name and shame » envers les pays ne jouant pas le jeu de la coopération en matière d’échanges d’informations.