La France avait été le premier pays européen à la transposer dans son droit national. Trois mois après la publication de la directive européenne d’avril 2019 portant sur les droits voisins, le Parlement français adoptait une loi, appliquant à l’échelle nationale ces dispositions. L’objectif ? Que les médias soient rémunérés quand les plateformes du numérique, et notamment Google, affichent des extraits de leurs articles dans les résultats de recherche. Mais l’enthousiasme parlementaire est vite retombé.
Sur le papier, l’équation est pourtant simple. Google doit payer pour du contenu qu’il s’approprie et qu’il diffuse sur sa plateforme. Mais comme l’a rappelé Laurent Lafon, président de la commission sénatoriale de la Culture, lors d’une table ronde organisée sur le premier bilan de l’application de la loi en France, « les plateformes n’ont pas accueilli avec joie les dispositions de cette loi, et Google l’utilise de manière dilatoire pour la tourner à son avantage ».
Des sommes minimes consenties
Car l’entreprise californienne n’entend pas se soumettre pleinement à cette nouvelle obligation. Lors de la discussion au Parlement européen, déjà, Google avait entrepris un travail de sape pour bloquer l’adoption de la directive, comme l’a rappelé Jean-Marie Cavada, vice-président à l’époque de la commission aux Affaires juridiques du Parlement européen. Il dénonce ce qu’il caractérise comme « des méthodes de voyous ». « Nous avons reçu beaucoup, beaucoup de menaces. On a carbonisé mon ordinateur en m’envoyant 7 000 messages en une nuit ».
Après l’adoption de la loi française, l’entreprise a d’abord refusé d’appliquer le texte, en retirant tout simplement les extraits d’articles de sa plateforme. Mais après une décision de l’Autorité de la concurrence, validée par la Cour d’appel de Paris en octobre 2020, Google s’est vu dans l’obligation d’entreprendre des négociations avec les médias français. Ce qu’il a consenti, mais avec une partie des acteurs seulement, la presse d’information générale.
Jean-Pierre de Kerraoul, président de la commission juridique de l’Alliance de la presse d’information générale (APIG), a expliqué qu’ils étaient arrivés à un accord avec Google en novembre 2020, « après 16 mois de négociations extrêmement dures, des menaces et du chantage ». « C’est la reconnaissance claire que désormais, les rémunérations qui pourront être versées le seront en vertu d’un droit, et non d’une générosité », comme l’avait au départ affirmé la firme.
Problème, les montants négociés sont jugés faibles, voire ridicules. David Assouline, sénateur socialiste de Paris, a eu connaissance de la somme proposée, ne pouvant cependant pas être révélée selon les clauses de l’accord. Il la décrit comme « ridicule ». « L’État devrait vous le donner cet argent […]. Je sais que la presse est dans une très grande difficulté, mais c’est vraiment très peu. Je pense que si l’on dédouane Google de ses obligations, car il a donné cette somme, alors c’est une victoire et à la Pyrrhus ». Des propos appuyés par Jean-Marie Cavada, qui estime que les géants du numérique proposent aux médias de la « monnaie de sortie de messe ».
Un front désuni des médias
L’accord passé entre l’APIG et Google déçoit d’autant plus qu’il laisse sur le côté tous les autres médias ne relevant pas de la presse d’information générale. « Pour nous, d’application il n’y a pas », tance Fabrice Fries, président de l’Agence France Presse (AFP). « L’AFP ne se voit toujours pas reconnaître le bénéfice du droit voisin par Google », a-t-il expliqué, et ceci malgré des réunions « extrêmement nourries ». Un partenariat commercial a bien été proposé à l’AFP, mais il ne mentionne aucunement la reconnaissance du droit voisin. « Avec ce partenariat, c’est un peu la danse des sept voiles pour nous faire oublier ce droit ». Une situation qui ne concerne pas seulement l’AFP, mais toutes les agences de presse française, comme l’a rappelé Florence Braka, directrice générale de la Fédération française des agences de presse.
Une situation qui s’explique, selon Michel Laugier, sénateur centriste des Yvelines, par le front désuni que mènent les médias dans leurs négociations avec Google. « Aujourd’hui, vous êtes divisés, et c’est vrai que c’est ce qui fait la force des plateformes ». Le sénateur appelle à un sursaut, voire à la mise en place d’un « front républicain » pour mener à bien les négociations. David Assouline, lui, juge sévèrement la situation actuelle. « Ce n’est pour pas grand-chose que la division s’est opérée ».
Droits voisins : Michel Laugier demande un "front républicain" des médias dans les négociations
Laurent Bérard-Quelin, président de la Fédération nationale de la presse d’information spécialisée, estime qu’un front avait bien été mis en place, lors de l’adoption de la directive à Bruxelles. Mais « malheureusement, il n’a pas été suivi, avec l’APIG qui est partie bille en tête dans les négociations ».
Le représentant l’APIG lors de la table ronde, Jean-Pierre de Kerraoul, a tenté tant bien que mal de répondre aux critiques. « Google a strictement refusé d’avoir une négociation globale […]. Ce n’est pas les éventuels désaccords qui font la force de Google, c’est sa puissance financière. Un certain nombre d’éditeurs ont été conduits à prendre des décisions individuelles, car les situations financières sont extrêmement difficiles ».
La question de la souveraineté
Mais la question des droits voisins ne s’arrête pas aux seuls médias. « Ce qui est en jeu, c’est notre souveraineté nationale […]. Allons-nous accepter que Google foule aux pieds une loi votée par la représentation nationale ? » s’est interrogé Pierre Ouzoulias, sénateur communiste des Hauts-de-Seine. « Il règne en Europe, et en France, une prosternation devant le numérique qui me stupéfie. Je ne comprends pas pourquoi on ne se comporte pas avec eux comme avec des voleurs d’oranges », juge Jean-Marie Cavada.
Pour Laurent Bérard-Quelin, la situation appelle d’autant plus à la vigilance que Google se trouve dans une situation hégémonique. « Personne ne connaît le contenu de l’accord signé, si ce n’est l’APIG et l’Autorité de la concurrence. Une société en position aussi dominante, et qui a une responsabilité aussi importante, ne peut pas signer des accords transparents. […] Facebook et Google, d’ici 2025, représenteront 70 % du marché publicitaire aux États-Unis » analyse-t-il.
Des critiques sévères contre la firme de la Silicon Valley, auxquelles elle sera bientôt appelée à répondre. Laurent Lafon, président de la commission de la Culture, a annoncé que Facebook et Google seraient bientôt auditionnés par le Sénat.