Alors que les députés PS soutiennent l’abrogation de la réforme des retraites portée par La France insoumise, qui efface également le mécanisme mis en place par l’ancienne ministre de la Santé Marisol Touraine sous François Hollande, le sénateur Bernard Jomier (Place publique), appelle les parlementaires de gauche à ne pas aller trop loin face aux enjeux démographiques.
Coronavirus : le Sénat à l’épreuve du confinement
Par Jonathan Dupriez et Quentin Calmet
Publié le
Depuis son bureau aux larges ouvertures sur le Luxembourg, il n’est pas rare que Philippe Bas songe à l’histoire en train de s’écrire sous ses fenêtres. Depuis un mois, le jardin créé par Marie de Médicis a revêtu un nouveau visage.
Portes closes, le « Luco » est figé, presque livide, sans promeneurs. Le Palais qui lui fait face l’est tout autant. Les interminables couloirs du Sénat sont dépeuplés. Les dorures de la salle des conférences toisent la poignée de fonctionnaires encore sur le pont pour assurer la continuité de l’institution.
Plus de visiteurs, ni de collaborateurs, moins d’auditions dans un premier temps, le temps s’est épaissi au Palais depuis un mois. Une période troublée où seuls quelques témoins privilégiés peuvent, au compte-goutte, fouler les épaisses moquettes du Sénat. Sénateurs et ministres qui assistent aux questions au gouvernement maintenues le mercredi, ou certains présidents de commissions y font des apparitions sporadiques. « C’est désert, fantomatique », raconte le sénateur Hervé Maurey qui y est allé plusieurs fois. Pour le président centriste de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, le Palais du Luxembourg « ressemble un peu à celui de la Belle au bois dormant », assure-t-il presque incrédule. Presque mélancolique, le vice-président LR de la commission des Lois, François-Noël Buffet, regrette « la fourmilière » qui caractérisait le Sénat avant la crise du coronavirus. D’habitude, l’institution est connue pour être un lieu d’échange, de passage, de brassage. « On y croise toujours des collègues, du monde, des collaborateurs, des administrateurs, et puis d’un seul coup, il n’y a plus un chat, on se dit bonjour à distance pour éviter de se croiser de trop près.» Une ambiance étrange, hors du temps et inédite dans l’histoire parlementaire, avec laquelle il a pourtant fallu rapidement composer.
« J’ai besoin du contrôle du Parlement »
Mercredi 19 mars, la France ne vit en confinement que depuis 24 heures. Mais, déjà, le chef du gouvernement envoie un signal aux parlementaires. Dans un hémicycle du Sénat clairsemé pour cause de distanciation sociale, il explique alors : « Non seulement il est indispensable que (...) le Parlement puisse continuer à se réunir (...) [et qu’il continue d'exercer] son contrôle sur le gouvernement, c’est indispensable, mais le gouvernement en a besoin, j'en ai besoin. J'ai besoin du contrôle du Parlement. »
Edouard Philippe pèse alors ses mots : « La situation à laquelle nous faisons face est suffisamment sérieuse, suffisamment délicate, pour que les mesures exigées par les circonstances aient un impact considérable sur nos concitoyens. Tout cela ne peut pas se faire seul. » Il entend associer députés et sénateurs.
« Pas de vacance de la démocratie »
Un message entendu par le président de la commission des lois du Sénat : « On est dans une période où, parce que c’est nécessaire pour la santé publique, les pouvoirs de l’Etat ont été considérablement accrus, et les pouvoirs de contrôle des juridictions sont temporairement affaiblis. Du coup, le rôle du Parlement est d’autant plus grand, et il n’y a pas de vacance de la démocratie. Il faut absolument que le contrôle parlementaire soit effectif. »
Philippe Bas ajoute : « Il est indispensable que le Parlement soit présent au côté de l’exécutif pour s’assurer que la mise en œuvre du confinement ne dépasse pas les exigences de la situation. » Mais au même moment, les sénateurs sont également appelés à se confiner. Comme dans tous les autres pans de la société, ils doivent apprendre à télétravailler.
Mise en route
Avec l’annonce du confinement, l’ordre du jour du Sénat est bouleversé. Les parlementaires sont invités à rester chez eux, toutes les séances sont suspendues. Quelques jours après le vote de l’état d’urgence sanitaire, les commissions permanentes s’organisent en groupe de contrôle.
Au sein de la commission des lois, onze sénateurs se répartissent les sujets autour de Philippe Bas : fonctionnement des tribunaux, conditions carcérales, collectivités locales… Des binômes de sénateurs sont formés pour analyser l’état d’urgence dans chaque volet.
« Au sein du comité de suivi, on s’est réparti les dossiers », raconte Nathalie Delattre, élue radicale de Gironde et membre de la commission des lois. « On regarde les axes des uns et des autres à la lumière des remontées de terrain. Les retours d’information des maires permettent de nourrir le débat de la commission des lois. » Chaque jour, certains sénateurs reçoivent ainsi 70 à 80 mails venus de maires, voire davantage. « Ça nous bouffe un temps considérable » confirme François-Noël Buffet. Même constat pour Hervé Maurey qui avoue passer « une heure chaque matin » uniquement dédiée à leur traitement.
Rythme soutenu et « dentelle parlementaire »
L’état d’urgence sanitaire a doté l’exécutif de pouvoirs étendus. Semaine après semaine, il s’agit pour les parlementaires de faire « de la dentelle », en adaptant le cadre des ordonnances à tous les cas particuliers dans les départements. Marc Fesneau, ministre chargé des Relations avec le Parlement, raconte : « Je trouve que les parlementaires font remonter ce qui se passe sur le terrain, les difficultés, les ajustements de dispositifs du gouvernement. Ils sont assez à l’écoute. C’est un volet que l’on voit moins, mais l’interaction avec les préfets et avec le gouvernement est très forte. » Certains sénateurs adressent même directement par SMS leurs remarques, ici à l’attaché parlementaire d’un ministre, là directement à Edouard Philippe.
En coulisse, on reconnaît avoir mis du temps à organiser les travaux. Mais au bout d’un mois, le travail a, semble-t-il, trouvé son rythme. Pour la seule commission des lois, on compte pas moins de 27 auditions organisées par les binômes de sénateurs et 7 auditions avec l’ensemble de la commission. « C’est intense » confirme un administrateur. Philippe Bas abonde : « Le Parlement fonctionne à plein régime », avant d’ajouter : « On pourrait presque dire que cette période de confinement, avec toutes les disciplines qu’elle impose, avec l’arrêt ou le ralentissement de l’activité nationale, entraîne plus de conséquences pour le contrôle de l’action publique que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence contre le terrorisme. »
Temps d’adaptation
Pour s’adapter aux circonstances exceptionnelles, le Sénat a bouleversé son fonctionnement, en privilégiant la dématérialisation du travail parlementaire tant que possible. Inédit dans l'histoire de la Chambre haute, la plupart des fonctionnaires et des collaborateurs parlementaires sont renvoyés chez eux, soumis au régime du télétravail comme des millions de Français. Sur les 1600 personnels que comptent le Sénat, François-Noël Buffet estime à « 80, peut-être 100 » les fonctionnaires présents dans les murs du palais à l’heure actuelle. Pour Philippe Bas, le télétravail ne pose pas particulièrement problème du fait de la nature même de l’activité parlementaire, « essentiellement intellectuelle. »
Parallèlement, les sénateurs eux-mêmes se forment sur le tas aux outils numériques, et surtout aux logiciels de visioconférence. « Cela a nécessité un temps d’adaptation », reconnaît Hervé Maurey. « Les premiers jours, heureusement que l’on ne nous avait pas dit que ce serait pour deux mois parce que je me serais demandé comment faire. J’aurais eu peur des contraintes », explique-t-il.
Auditions « physiques » triées sur le volet
Quelques auditions triées sur le volet se tiennent encore en « présentiel » au Sénat, en « fonction de leur importance » explique le président de la commission des lois, Philippe Bas, favorable à ce que le « plus d’auditions possibles » se tiennent au Palais du Luxembourg dans le strict respect des gestes barrières. « Quand on est reliés uniquement par visioconférence, il y a beaucoup d’expressions qui ne passent pas par le langage et qui peuvent nous échapper, et puis il y a moins de souplesse pour pouvoir interrompre ou rebondir » analyse le sénateur LR de la Manche. Ces auditions sont principalement réservées aux « personnalités les plus importantes comme la Garde des Sceaux ou le ministre de l’Intérieur » reconnaît François-Noël Buffet. Autrement dit, en temps de crise, il est délicat d’auditionner des ministres régaliens en visioconférence. « C’est exactement l’idée » confirme le sénateur LR du Rhône, également vice-président de la commission des lois. « Il faut montrer de l’égard à leur fonction et cela améliore la qualité de l’entretien » assure-t-il. « En revanche, ne sont présents à ces auditions-là, que les rapporteurs concernés » soit deux, trois, voire quatre personnes en plus du président de commission. C’est à ce titre que François-Noël Buffet a assisté à l’audition de Nicole Belloubet en salle René Monory, le 9 avril dernier. Les autres sénateurs de la commission suivent l’audition à distance et peuvent poser leurs questions. Philippe Bas semble avoir trouvé son équilibre avec cette « combinaison » d’auditions traditionnelles et d’auditions dématérialisées, malgré certaines difficultés ponctuelles.
« Blackout »
Si de rares travaux se tiennent au Palais du Luxembourg, la dématérialisation forcée de l’activité parlementaire n’est pas sans connaître quelques ratés, souvent indépendants de la volonté des sénateurs. L’audition du secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O, en est une illustration. Ce 20 avril, la visioconférence est publique et se tient dans le cadre de la mission de suivi de la commission des Lois sur les mesures consécutives au Covid-19. Echos incessants des intervenants, problèmes de webcam à répétition, coupures intempestives de l’application (une solution française « Tixeo ») ou encore débit internet très inégal des sénateurs confinés, l’exercice mené par Philippe Bas vire au cauchemar. Une situation d’autant plus inconfortable pour les parlementaires que le sujet du jour est sérieux : le ministre présente les derniers développements quant à l’application StopCovid sur laquelle planche le gouvernement pour le déconfinement.
Cédric O lui-même n’est pas épargné. Dès les premières minutes, lorsqu’il se lance dans son propos liminaire, le son et l’image s’interrompent. L’audition se retrouve comme gelée numériquement pendant de longues minutes. Les sénateurs ne l’entendent plus, ne s’entendent plus eux-mêmes. Seul le tchat de l’application fonctionne en parallèle. Par écrit, les sénateurs ne cachent pas leur agacement. « Blackout » s’exclame le socialiste Jérôme Durain, au moment où le ministre saluait le choix des parlementaires de privilégier une application hexagonale plutôt qu’américaine. Le sénateur (UC) de Haute-Savoie, Loïc Hervé, se fend d’un bon mot pour faire sourire ses pairs : « Piratage, pile au moment où Monsieur le ministre disait du bien de Tixeo » lance-t-il. De son côté, la sénatrice (PS) de Paris, Marie-Pierre de la Gontrie, ne goûte que peu l’instant et propose au président d’ajourner l’audition : « La connexion est épouvantable » écrit-elle sur la conversation, « je me demande s’il est raisonnable de poursuivre dans ces conditions. »
En visioconférence, « vous n’avez pas le ministre les yeux dans les yeux »
Pour certains parlementaires, ces considérations techniques semblent presque anecdotiques comparées aux conséquences de la dématérialisation des auditions sur le fond des travaux parlementaires. Censées mettre « sur le grill » les personnalités entendues, les auditions en visioconférence modifient le rapport de force. En visioconférence, « vous n’avez pas le ministre les yeux dans les yeux » constate Pierre Ouzoulias, élu communiste des Hauts-de-Seine. Les sénateurs ont aussi pour habitude de communiquer pendant les auditions, afin d’ajuster leur stratégie en temps réel en fonction des réponses de leur interlocuteur. « En temps normal pendant les auditions, on s’envoie des SMS, on se glisse des mots sur papier » confirme le sénateur communiste, pour qui l’exercice en visioconférence rebat les cartes de cette figure imposée du contrôle parlementaire. Pire encore selon lui, la multiplication de visioconférences aurait entraîné une forme de « dilettantisme » de certains ministres qui n’auraient pas hésité à apporter des réponses approximatives voires fausses à leurs interrogations à distance.
Frédérique Vidal « s’est moquée de moi »
Pierre Ouzoulias soupçonne Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, de lui avoir « menti » au cours d’une audition dématérialisée, sur une question technique. Il s’étonne que des chercheurs marseillais qui réclament depuis des années un microscope pour étudier les coronavirus ne l’obtiennent pas. « Ce n’est pas l’urgence du moment » lui rétorque la ministre, invitant les chercheurs phocéens à se déplacer à Nice, au sein de l’Université qu’elle a présidé un temps, pour trouver un microscope similaire. Or, Pierre Ouzoulias réalise que l’équipe du laboratoire niçois ne dispose en aucun cas d’un tel type de matériel pour la recherche, pourtant nécessaire pour travailler sur la structure biologique du Covid-19. « Elle s’est moquée de moi » tacle aujourd’hui le sénateur. Cet épisode, également relaté par Le Monde, est pour Pierre Ouzoulias, un « bel exemple de la façon dont la représentation nationale est traitée. » Pour lui, « il y a un décalage complet » entre les engagements du premier ministre du 19 mars et « la pratique des ministres qui, au mieux n’a pas changé, et au pire, prend beaucoup de liberté avec la nécessité du contrôle du Parlement. »
« Les choses fonctionnent bien, avec les moyens nécessités par la crise »
Marc Fesneau balaie ces critiques. « Les choses fonctionnent bien, avec les moyens nécessités par la crise, c’est-à-dire du visio et pas du physique, mais dans l’opposition, on entend peu les parlementaires dire que le dialogue, le contrôle et l’évaluation ne sont pas au rendez-vous » justifie-t-il. De son côté, le président de la commission des Lois, Philippe Bas joue l’apaisement : « L’exécutif répond très ponctuellement à toutes nos demandes et joue le jeu du contrôle parlementaire avec tout le respect que l’exécutif doit à la représentation nationale. » Un sentiment que partage globalement Hervé Maurey, moins enthousiaste :« Par rapport aux ministères avec lesquels je travaille le plus en tant que président de commission, je dirais que c’est assez fluide ». Le sénateur centriste de l’Eure pointe toutefois « le silence radio » du cabinet d’Elisabeth Borne pendant « 8 ou 10 jours » au début de la crise.
Tensions préexistantes entre le gouvernement et le Sénat
Pour beaucoup, ces signaux ne sont que le reflet des relations compliquées entre l’exécutif et le Parlement qui préexistaient à la crise sanitaire. Plusieurs sources au Sénat confirment que la Chambre haute reste « sous considérée » par le gouvernement, et arrive souvent « en bout de chaîne. » « Ça ne tient pas à la période que l’on vit » nuance Hervé Maurey, même s’il faut, selon lui, « toujours insister pour que le Parlement ne soit pas totalement oublié par le gouvernement. » S’il a pu auditionner Elisabeth Borne, Jean-Baptiste Djebbari et prévoit d’auditionner la secrétaire d’Etat à l’Ecologie Brune Poirson, Hervé Maurey déplore toujours le même « problème structurel d’attitude du gouvernement envers le Parlement » en référence aux nombreuses questions écrites adressées à des ministres qui restent, à ce jour, sans réponse. La Macronie n’y est pour rien selon Marc Fesneau, qui invoque l’histoire. « La question des relations entre le Parlement et l’exécutif n’est pas une question qui date de l’élection d’Emmanuel Macron » évacue le ministre. « Que ça ne soit pas parfait ne relève pas en soi de ce quinquennat, c’est un sujet permanent au sein de la démocratie française. »
Equation compliquée pour la suite
Mais l’heure n’est pas à l’affrontement. Gouvernement et sénateurs se posent la question d’une organisation du Parlement sur le long-terme, dans des conditions sanitaires dégradées. Comment reprendre une activité la plus normale possible à partir du déconfinement ? Une question difficile sur laquelle planchent les présidents des deux assemblées et qui préoccupe Marc Fesneau : « Il faut faire en sorte qu’on soit à la fois le plus en présentiel possible, tout en respectant les règles sanitaires qui s’imposent à nous. Le travail qui est fait par les deux présidents est assez remarquable pour essayer de tenir cette tension entre exigences sanitaires et exigences d’un débat démocratique qui soit moins virtuel. » Le Président du Sénat appelle de ses vœux une évolution en ce sens. Le nombre de sénateurs admis en séance vient d’ailleurs d’être augmenté : « Le Parlement se prépare à être davantage présent physiquement, en organisant la sécurité sanitaire des personnels et des sénateurs », anticipe Philippe Bas. « Mais c’est vrai de tous les lieux de travail. Il faut s’armer lorsque ces épidémies se reproduiront. Organiser les transports, le travail, les écoles et le travail parlementaire de manière à ce que la continuité de la vie de la nation soit assurée. »
Comme pour tous les autres secteurs de la société, le confinement du Parlement pourrait être prolongé jusqu’à nouvel ordre. « Ce nouvel ordre me paraît assez lointain à ce stade, au vu des éléments connus de la science à ce jour », conclut le ministre des relations avec le Parlement.
« Il n’y a plus de démonstratif » à l’Assemblée nationale et au Sénat
En attendant, ce moment particulier s’installe dans les deux chambres du Parlement. Marc Fesneau retient surtout l’image de ces assemblées silencieuses. « Tout y est devenu feutré, y compris les débats », raconte le ministre chargé des Relations avec le Parlement, avant d’ajouter : « Il y a peu d’applaudissements, il n’y a plus de démonstratif dans les moments que l’on vit. Il y a une forme de retenue, d’abord sanitaire, et de ce qui fait parfois l’ambiance, dans les bons et mauvais sens du terme, des assemblées. »
Le ministre sort de la séance de questions d’actualité au Sénat, et repart au pas de course pour son ministère. « C’est assez bizarre », lâche-t-il enfin, avant de raccrocher.