Magali Reghezza-Zitt: Nous devons apprendre « la culture du risque »

Magali Reghezza-Zitt: Nous devons apprendre « la culture du risque »

Un jour, un regard sur la crise du Covid-19. Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire.Aujourd’hui, le regard de… Magali Reghezza-Zitt, géographe et membre du Haut conseil sur le climat. Pour avancer désormais et se préparer aux prochaines crises, parce qu’il y en aura d’autres, il faudra selon elle, de vrais retours d’expérience et comprendre les fragilités structurelles de nos sociétés qui nous ont menés à cette situation. Acquérir la culture du risque et se former à la gestion de crise, telles sont les clés qu’elle propose pour aborder l’avenir plus sereinement. 
Public Sénat

Par Interview réalisée par Rebecca Fitoussi @fitouss

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23 min

Publié le

Le virus n’a pas touché la planète partout de la même manière, y compris en France où des territoires s’en sortent mieux que d’autres. Au-delà des inconnues scientifiques du Covid, comment l’expliquer ? Est-ce dû à la préparation ou à l’impréparation de certains territoires face au risque ? Face à l’inattendu ?

Il y a trois facteurs qui peuvent expliquer que certains territoires sont plus touchés que d’autres. Le premier facteur, c’est la menace elle-même et le virus. Pour cela, il faudra un retour d’expérience avec les connaissances scientifiques pour savoir pourquoi il s’est plus développé à certains endroits que d’autres. Est-ce qu’on y avait une souche plus virulente ? Ça, c’est un problème lié à la menace.

On a un deuxième problème qui peut être effectivement lié à une impréparation, notamment à une vague qui va submerger un territoire parce que très vite, les capacités sont débordées. Cela peut être lié à des facteurs très locaux : un hôpital qui a brûlé, un service de soins où le médecin coordinateur n’est pas là… Dans chaque crise, on va avoir des facteurs très locaux. On a souvent des facteurs organisationnels, et là aussi, il va falloir de longs retours d’expérience pour comprendre comment du niveau national au niveau territorial, on a pu avoir des formes d’impréparations qui ont aggravé les processus.

Il y a un troisième facteur qu’il faut absolument prendre en compte et qu’on retrouve dans toutes les catastrophes, qu’elles soient locales ou globales, c’est la question de la vulnérabilité de certaines populations.

C’est-à-dire ?

On a beaucoup parlé des facteurs de comorbidité. On se rend compte qu’ils sont liés à des inégalités sociales. Par exemple, on sait que le diabète peut être lié à certains facteurs de pauvreté parce qu’il vient d’une mauvaise alimentation. On peut aussi avoir des facteurs de fragilités liés à l’accès aux médecins. On a vu que dans certains territoires, la Seine-Saint-Denis en particulier, département le plus pauvre de France, on a moins de médecins libéraux, on a moins accès aux soins et des populations qui ont des emplois plus précaires, qui ont été obligées d’aller travailler avec les transports en commun. Et quand vous regardez sur l’ensemble du monde, les premiers retours que l’on a aujourd’hui, montrent que plus vous appartenez à des catégories sociales pauvres, qui ont moins accès à l’éducation, aux soins et aux services sociaux, plus vous avez été frappé par le Covid.

Quand on regarde les États-Unis, on s’aperçoit que les minorités afro-américaines et hispaniques sont plus touchées. Quand on regarde la France, on voit que les territoires de très grande pauvreté sont les plus touchés. On voit aussi, et ça aussi c’est important parce que cela va jouer un rôle dans le déconfinement, qu’il y a des catégories de populations particulièrement à risques, parce qu’elles échappent au filet traditionnel de sécurité sociale.

À qui pensez-vous ?

Je pense aux SDF, je pense à toutes ces personnes dans la rue qui ont des pathologies psychiatriques mal prises en charge par les hôpitaux aujourd’hui. Je pense aussi aux sans-papiers, à ceux qui vivent dans des bidonvilles… À toutes ces personnes qui sont exclues des filets de sécurité et qui sont des foyers de contamination. Elles sont très difficiles à suivre, elles échappent aux mécanismes de solidarité traditionnels, elles ne vont pas forcément à l’hôpital, elles n’ont pas accès aux masques, elles se mettent dans des situations à risques et elles sont aussi des foyers de contagion.

On aurait la même analyse à faire sur les prisons. Ce sont des populations à risques parce qu’elles sont déjà confinées, dans des cellules où l’on sait que la surpopulation carcérale pose un problème, avec parfois des suivis médicaux difficiles. On voit que ces populations qui sont exclues et souvent stigmatisées, vont être les premières victimes, mal diagnostiquées et vont en plus constituer des facteurs de risques au moment du déconfinement, parce qu’elles ne pourront pas mettre en place les gestes-barrières. Et elles ne font pas l’objet de l’attention générale.

Donc en fait, quand vous mettez à plat l’ensemble des facteurs qui ont conduit à cette crise, on voit qu’il y a des facteurs épidémiologiques, des facteurs liés aux différentes catégories de population, des facteurs organisationnels qui tiennent à la gestion de crise et à la préparation en amont, à la gestion des hôpitaux et plus largement du système de soins. Et on voit un facteur majeur qui est celui des inégalités. Le virus menace tout le monde mais à la fin, il y a une inégalité frappante dans la manière dont les territoires sont touchés.

Préparation au risque, anticipation… C’est ce que fait Roselyne Bachelot en 2009 en achetant 2 milliards de masques, 94 millions de doses de vaccins et 33 millions de traitements antiviraux. Près de 2 milliards d’euros de dépenses considérées ensuite par beaucoup comme du gaspillage d’argent public. L’anticipation du risque coûte cher et on doit l’accepter ?

En 2012, quand l’ouragan Sandy approche de New-York, le maire fait évacuer la ville et cela permet d’éviter des morts. L’année d’avant, il fait évacuer New-York pour un ouragan qui passe et cela ne sert à rien parce qu’il passe à côté. C’est exactement ce qui s’est passé avec Roselyne Bachelot. C’est-à-dire qu’effectivement, il doit y avoir un débat public sur le coût de la sécurité. Un débat avec l’idée qu’il y a des menaces qui ont des coûts faramineux, et nous devons savoir si nous sommes prêts à assumer ces coûts ou bien si nous décidons de ne pas le faire, sachant que si cela arrive, avec une probabilité très faible, et bien on sera face à une catastrophe.

Ce débat ne se pose pas de façon aussi tranchée, et c’est là aussi qu’on doit avoir une réflexion. Bien sûr qu’il y a des crises majeures comme le Covid, on pourrait aussi avoir des séismes, des méga inondations, des catastrophes nucléaires… Mais le fait de se préparer à des petites et des moyennes crises, nous rend plus forts pour affronter des grandes crises. Or, qu’est-ce qu’on a vu pour la crise Covid ? C’est que cette préparation-là était déficiente en France. On manque de plans de continuité d’activités réellement mis en œuvre, c’est-à-dire testés régulièrement avec de vrais exercices. On manque de plans communaux de sauvegarde vraiment mis en œuvre avec un accompagnement des villes. On manque de préparation des agents qui vont être en charge des crises. La gestion de crise est un métier. On voit que beaucoup de gens se sont retrouvés dans des cellules de crises alors qu’ils n’avaient jamais fait cela. Donc il y a un investissement à faire pour se préparer à des crises moyennes voire mineures mais qui nous renforceront lors des méga crises.

C’est paradoxal parce que ces dernières années, on a plutôt multiplié les mesures de précaution sur tout : normes sanitaires, traçabilité alimentaire, sécurisation des données personnelles… On veut se prémunir de tout habituellement… Pas d’un virus… Un risque qu’on n’avait pas intégré dans nos logiciels ?

Il y a eu effectivement des changements de doctrines parce que les menaces ont évolué avec le temps, on travaillait particulièrement ces derniers temps sur le terrorisme et les questions de cybersécurité, qui sont des questions qui restent à l’ordre du jour. Il ne faudrait pas que le Covid occulte l’ensemble des autres menaces qui pèsent sur nos sociétés. En revanche, quand je parle de préparation, c’est justement l’idée qu’on ne peut pas déléguer à de la technique, de l’ingénierie et de la norme juridique, la sécurité. Il y a aussi derrière des organisations et des hommes et des femmes qui doivent être préparés à faire face à ce type de crise. Et c’est cela qu’on a vu avec le Covid.

Par ailleurs, il y a aussi des structures et des choix politiques. C’est tout le débat qui va concerner l’hôpital public, l’accès au système de soins. Mais on aurait la même chose sur la dépendance demain à l’intelligence artificielle et aux données numériques. Le télétravail, c’est magnifique, mais si demain vous avez des cyberattaques, il va falloir qu’il marche ce télétravail. Donc il faut aussi faire attention à ce que les solutions mises en place pour un type de risque ne deviennent pas des vulnérabilités insurmontables pour d’autres types de menaces.

Mais cela semble sans fin… Il y a des risques à prévenir les risques.

C’est pour cela qu’il faut jouer sur des solutions techniques qui nous rendent adaptables, mais il faut d’abord préparer les organisations sociales. Et pour cela, on a les outils. Ce sont les plans de continuité d’activités qui n’étaient pas prêts. Ce sont les exercices qui n’avaient pas été faits. Vous imaginez par exemple qu’une crue de la Seine, c’est 45 jours de paralysie de l’agglomération francilienne et 30 milliards d’euros de dommages. Heureusement il n’y a pas de morts ! Un exercice comme celui qu’on a fait en 2016, c’est 2 millions d’euros. 2 millions d’euros pour 30 milliards ! Et si on prend une crue de la Seine avec tous ses effets, on serait à 100 milliards de dommages sur cinq ans. Est-ce qu’on est prêt à investir cela sachant que ce qu’on a mis en place pour l’exercice crue de la Seine, cela remarcherait pour un attentat, pour une cyberattaque…

Vous voulez dire que c’est un investissement pour d’autres types de menaces ?

Oui c’est un investissement productif ! C’est un investissement qui permet de se dire que se préparer en amont, à froid, d’abord cela enlève le côté anxiogène. On est menacé mais ça fait partie de la vie et on peut y faire face, et c’est aussi une façon de préparer les organisations et les personnes. On voit aujourd’hui la pression extrêmement forte qui s’exerce sur toutes ces personnes qui ont été soudainement placées dans des situations de crise et d’urgence. Or, ces personnes-là ne sont pas considérées comme des victimes. Pourtant elles ont vécu des choses extrêmement dures. Je pense aux soignants bien sûr, et notamment à ceux qui ont été obligés de changer de métier et de devenir infirmier en réanimation par exemple. Mais je pense aussi à tous ces gens qui se sont retrouvés dans la cellule de crise de leur entreprise, c’est très violent ! Ce coût-là peut être évité pour une société. Au lieu de se dire que c’est inimaginable, que cela n’arrivera pas, on peut se préparer de manière tout à fait rationnelle et raisonnable par des exercices, par une intégration d’un certain nombre de plans d’anticipation qui font que cela enlève le côté anxiogène. Pour certains types de risques, dans certaines sociétés, on a des exercices réguliers qui font que la réponse à la menace devient quelque chose de quotidien. C’est cette préparation qui permet d’avancer.

Ce qui nous amène à parler de cette notion de résilience. Le grand public a commencé à s’y intéresser vraiment après les attentats de 2015. La résilience face au risque terroriste… Ce serait aussi pertinent d’y faire référence dans cette crise ?

C’est très pertinent parce que cette crise renvoie à toute la complexité de la résilience telle qu’elle a été pensée par les chercheurs. La résilience au départ, c’est cette capacité après une catastrophe à se relever. C’est un peu l’image du Phoenix qui renaît de ses cendres. Mais il y a trois façons de se relever d’une catastrophe. Soit vous vous relevez mais c’est de pire en pire et c’est ce qu’on peut craindre avec la crise Covid : la dette, le fait que la dette conduise à des politiques d’austérité qui, elles-mêmes, vont encore dégrader les services publics. Une relance que nous appelons « grise » ou « brune », qui fait qu’on aurait toujours plus de dépendance au carbone et donc plus d’émissions de gaz à effets de serre et donc une aggravation du changement climatique. Donc on se relève mais en s’affaiblissant.

On peut aussi se relever à l’identique. On reproduit à l’identique les fragilités qui ont conduit à la catastrophe, et cela arrive souvent parce qu’on a simplement envie d’oublier et de passer à autre chose.

Ou bien la résilience peut aussi être l’occasion de s’arrêter, de se mettre ensemble et de discuter de ce qu’on veut faire pour tirer les leçons de ce qui s’est passé et pour essayer de mieux se préparer aux chocs futurs. Le Haut Conseil pour le Climat vient de publier un rapport sur Climat et santé après le Covid, ("CLIMAT, SANTE: MIEUX PREVENIR, MIEUX GUERIR, ndlr) pour bien montrer que toutes les mesures qu’on pourra prendre sur la relance et le redressement post-Covid peuvent aussi nous aider énormément à être plus résilients dans le futur face à une crise climatique.

Quand vous dites « on » de qui parlez-vous ? Il y a la résilience des individus et il y a la résilience politique. Au niveau individuel, sommes-nous tous capables de résilience ? Sommes-nous égaux devant la résilience ? Et au niveau politique, cette résilience signifie-t-elle qu’aucun responsable ne peut plus agir comme il avait prévu de le faire ? Ni un maire, ni un président de région, ni un président ?

La tendance naturelle c’est de revenir à l’avant parce que c’est rassurant. Au niveau individuel, il est clair que tout le monde n’a pas les mêmes capacités de résilience et que cela va être extrêmement dur notamment pour les plus fragiles qui vont être encore vulnérabilisés. Pour eux, les crises ne se suivent pas, elles se cumulent. Vous avez un processus de dégradation qui va conduire à des situations extrêmement critiques. Et si là, il n’y a pas une solidarité nationale, les populations vont souffrir sur le plan psychologique et on va voir dans les mois et les années qui viennent des conséquences très lourdes de cette crise. Je pense aux enfants et aux adolescents en particulier, aux traces que cela va laisser sur l’apprentissage scolaire par exemple.

Au niveau politique, il y a une chose qu’il faudrait éviter, c’est que l’après-Covid serve uniquement à pointer les coupables dans des polémiques stériles pour finalement arriver à confondre des responsabilités morales et juridiques avec un retour d’expérience qui puisse permettre d’aller plus loin. C’est vraiment une question politique au sens noble du terme. C’est un débat civique et citoyen qui doit avoir lieu. Ce n’est pas simplement la recherche du coupable et on cloue au pilori deux ou trois individus parce qu’ils n’auraient pas bien fait les choses. Il y a des responsabilités, il y a des choses qui ont dysfonctionné, mais il y a aussi des choses qui ont bien fonctionné. La question c’est : dans quelle société veut-on vivre demain par rapport à un environnement qui ne va pas cesser d’évoluer et de se dégrader ? On sait très bien que le changement climatique va entraîner des conséquences sanitaires très fortes, peut-être de nouvelles pandémies. Nous serons demain dans des sociétés qui seront plus fragiles socialement parce qu’appauvries avec des environnements dégradés. Sur quel modèle de société voulons-nous nous baser ? Comment répartissons-nous les responsabilités et les compétences pour que cela fonctionne ?

Vous avez une idée ?

L’idée n’est pas de se dire : l’État contre les territoires. Ce n’est pas non plus de se dire : le privé contre le public. C’est de comprendre ce qui a fait la fragilité de notre société, mais aussi ce qui a fait sa force parce que cela a été très dur mais ça aurait pu être encore pire. Quand on va comparer avec d’autres pays, on va peut-être voir que de bonnes choses se sont mises en place sur notre territoire. Regardez par exemple la résistance de l’hôpital public, c’est remarquable ! C’est quelque chose d’incroyable ! Regardez ce qui s’est passé dans toutes les administrations ! Regardez les forces de l’ordre qui sortaient épuisés des attentats ! Regardez les maires qui ont été en première ligne et dont certains venaient d’être élus ! Regardez les collectivités, la presse ! Avec tous les problèmes et les dysfonctionnements qu’il a pu y avoir, il y a quand même des choses qui ont fonctionné. Dans chaque secteur d’activité des choses positives se sont construites. La résilience c’est ça aussi, c’est d’être capable de construire sur ces choses positives, pour renforcer nos sociétés face à la menace de demain.

Comment cela doit-il se traduire ? Devons-nous désormais faire du risque une priorité politique ? Et pourquoi pas créer un ministère de l’anticipation des risques ? « Un ministère du demain » en quelque sorte ?

C’est une question qui a beaucoup agité les gouvernements successifs. Ce n’est pas la première fois qu’on a cette idée. L’État moderne et l’État français en particulier garantit la sécurité des personnes et des biens. C’est sa mission. Mais une fois qu’on a dit cela, on n’a rien dit car le citoyen, d’après la loi, est aussi acteur de sa propre sécurité. On ne peut pas vivre en permanence en imaginant tous les risques qui nous menacent. En revanche, il doit effectivement y avoir dans l’ensemble de la société une culture du risque. Sauf qu’il ne suffit pas de faire une loi pour cela. D’ailleurs les lois existent. D’autres pays ont mis en place des fonctionnaires spécialisés, des secrétariats, nous-mêmes en France, on a plein de structures, mais finalement c’est de la cuisine technique. Ce qu’il y a derrière c’est comment faire pour que les lois soient appliquées, comment faire pour que ces lois soient appropriées et faire qu’on ne vive pas dans une société totalement anxiogène, parce que tout est risque. On a des arbitrages à faire. Vous ne pouvez pas demander à un citoyen lambda de faire la même chose qu’un fonctionnaire spécialisé dans la gestion de crise. Mais il est clair qu’il va falloir développer les formations à la gestion de crise. Il va falloir faire de la gestion de crise un vrai métier, comme cela existe dans le privé. Certaines entreprises privées qui avaient déjà été confrontées à des crises ont appris de leurs épreuves passées. Les grands fournisseurs d’énergie ont appris des tempêtes par exemple.

N’y a-t-il pas un problème d’état d’esprit ? A-t-on cette culture du risque en France ?

Regardez ce qui s’est passé pour le terrorisme, regardez notre acceptabilité du terrorisme. Regardez ce qu’on a accepté dans la restriction de nos libertés ! Cette culture du risque, elle s’acquiert. On a la chance de vivre dans un territoire qui a été très longtemps préservé, mais regardez le Sud de la France et notamment le Languedoc-Roussillon qui a vécu beaucoup d’inondations, et bien ils ont appris cette culture du risque. Et puis elle s’oublie aussi, c’est normal, il faut bien se rendre compte qu’on a besoin d’oublier pour vivre. La canicule de 2003 est un souvenir aujourd’hui très lointain parce qu’on a besoin d’oublier. Rappelez-vous les images des personnes âgées sur les brancards dans les couloirs, c’étaient des choses atroces.

On ne naît pas avec une culture du risque chevillée au corps. En revanche on a besoin de sortir de l’angoisse pour arriver à des positions plus raisonnées face aux menaces. On ne peut pas se prémunir de tout, il y a un moment où il faut arbitrer entre un certain nombre de menaces. On va accepter certains risques et pas d’autres. Pourquoi ? Cela va varier en fonction de notre âge, de notre éducation. Pourquoi certaines personnes fument et d’autres pas ? Pourquoi certaines mettent des préservatifs et d’autres pas ? Pourquoi certaines dépassent la vitesse sur la route et d’autres pas ? Il n’y a pas de gène de la culture du risque.

La culture du risque varie-t-elle selon les pays ?

Il y a des histoires. Il y a des histoires nationales qui vous soudent. Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron prend l’image de la guerre en France. La guerre est le dernier événement traumatique qui a marqué toute la nation. Vous seriez au Japon, on ne prendrait pas cette image, parce qu’il y a eu Fukushima, parce qu’il y a eu le tsunami. Vous êtes aux Pays-Bas, vous avez eu l’inondation de 1953 qui ravage tout le pays. Vous êtes aux États-Unis, c’est le 11 septembre et c’est Katrina. C’est en fonction de ces événements qu’on apprend à se préparer. On a beaucoup parlé de l’Asie, ils ont eu le SRAS, le H1N1, ils ont déjà eu beaucoup de pandémies, il y a eu des traumatismes avant et ils s’y sont adaptés. Demain, notre pays, par rapport à une prochaine pandémie, sera évidemment mieux préparé. En revanche, s’il n’y a plus rien dans les cinquante ans à venir, on aura le même débat. On aura oublié et c’est humain. Il faut faire attention à la culture du risque parce qu’il y a cette idée qu’il y aurait un gène culturel qui ferait que les Français sont un peuple qui râle, qui renâcle… Ce n’est pas vrai !

Donc nous avons déjà énormément appris de cette crise ?

Attention, nous ne sommes pas sortis de la crise. Les crises économiques puis sociales et probablement environnementales qui s’annoncent vont être extrêmement dures pour le pays. Si on veut apprendre, il faut qu’on se donne les moyens d’apprendre. Il faut vraiment sortir de la polémique, il faut sortir de la recherche du coupable à tout prix, ce qui ne veut pas dire ne pas identifier les failles et éventuellement les responsabilités.

Mais vous voyez qu’on ne prend pas du tout ce chemin pour le moment…

C’est cela qui m’inquiète. Si on reste dans la petite polémique, on ne tirera pas les leçons. On a les rapports, on a les commissions d’enquêtes sénatoriales, on a des rapports de l’inspection générale de l’administration, on a fait des choses remarquables sur les dernières catastrophes, on a vraiment eu des retours d’expériences sur les crises qu’on a vécues. Ça existe ! Ça existe ! Mais si on est juste dans la recherche de boucs émissaires, on reproduira les erreurs à la prochaine crise et cela pourra être une inondation, un séisme, un accident nucléaire… Il faut vraiment arriver à avoir des retours d’expérience. Il n’y a aucune solution miracle, chaque solution a des avantages et des inconvénients. Ce que doit faire le citoyen, c’est d’arbitrer entre les coûts de sa sécurité et ce qu’il est prêt à payer par rapport au confort qu’il a envie d’avoir dans sa vie. Que se passera-t-il demain ? Serons-nous dans le chacun pour soi ? Accepterons-nous de payer plus d’impôts ? Travaillerons-nous différemment ? On ne doit pas économiser ce débat. Mais si on reste dans la polémique stérile, on restera vulnérable et les crises, il y en aura d’autres. La catastrophe naît bien sûr de la menace, mais elle naît surtout de la vulnérabilité structurelle des sociétés. Tant qu’on a ces fragilités-là, même un petit événement peut créer des déflagrations énormes.

Mais nous ne sommes pas seuls à décider…

C’est une inconnue supplémentaire. Ça va tanguer, c’est vrai. On entre dans un nouveau jeu géopolitique, mais qui avait déjà commencé. Les crises ne créent pas, ce sont des accélérateurs de tendances déjà là. Il n’a pas fallu attendre le Covid pour savoir que Trump était isolationniste et que la Chine avait des prétentions géopolitiques fortes. L’inquiétude qu’on a aujourd’hui, c’est l’Afrique, c’est l’Amérique latine, dans ces régions déjà soumises au choc climatique. Cela veut dire choc migratoire dans les prochaines années. Autres inconnues : qu’est-ce qui va se passer sur le front du pétrole ? Qu’est-ce qui va se passer du côté de la Russie ? Mais l’instabilité et l’incertitude ne datent pas d’aujourd’hui. C’est simplement que nos outils mis en œuvre pour s’en prémunir ont été efficaces pendant cinquante ans et là ils sont arrivés au bout. Mais ils ne sont pas inutiles. Là aussi, il ne faut pas complètement s’en débarrasser et dire on arrête tout ! Ce n’est pas année zéro !

Relire notre entretien avec Éric Bellion : « On sortira tous différents et grandis de cette épreuve »

 

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