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Jacques Lévy : Convention citoyenne « Les élus y voient la racine d’une concurrence »
Par Rebecca Fitoussi @fitouss
Publié le
La Convention citoyenne sur le climat vient de remettre son rapport à Élisabeth Borne. Leurs propositions vous semblent-elles à la fois ambitieuses et réalisables ?
Ce n'est pas forcément à moi de le dire mais disons que c'est un nouvel acteur politique qui a émergé dans des conditions inédites. Dans le groupe d'observateurs et de chercheurs dont je faisais partie, on a été sensibles au dispositif, à la manière dont cela a fonctionné, à la qualité des débats, aux types d'acteurs qui se sont auto-institués, avec ces citoyens tirés au sort, qui n'étaient ni des militants ni des experts. Tout cela fait événement, indépendamment de tout le reste, quoiqu'il ait dit et quoiqu'il en sorte. Il est encore un peu trop tôt pour l'analyser, c'est une matière riche et complexe, parfois contradictoire. Je dirais qu'on a une dimension « single issue politics », c’est-à-dire qu'on leur avait posé une question « comment faire pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre ? » Ils avaient un cœur de cible et des outils, des leviers pour l'atteindre. Par certains côtés, ils sont un peu hyperboliques, ils insistent beaucoup sur le caractère d'urgence du climat et ils ont sans doute raison, mais ils n'ont pas été dans une situation de création d'un programme généraliste. Ils avaient même une contrainte puisqu’ils ont été créés à la suite du mouvement des Gilets Jaunes. Ils savaient que s'ils étaient trop directs, ils risquaient de mécontenter.
Cela n'a pas semblé les effrayer tant que cela. Ils proposent la limitation sur autoroute à 110 km/h plutôt qu'à 130 km/h, ce qui n'est pas sans rappeler la polémique sur les 80km h...
C'est vrai, mais ils ont par exemple été beaucoup plus prudents sur la taxe carbone. Ils n'ont pas relancé la taxe carbone. Ils ont été très sensibles à la nécessité d'un accompagnement des personnes à revenus modestes, et au fait de ne pas faire payer aux pauvres cette transition qui va coûter cher, selon eux. Cela a été très net. En revanche, sur les mesures réglementaires, sur les incitations, voire sur les interdictions à circuler en ville, ils sont dans le sens du mouvement, ils vont juste un tout petit peu plus loin. Les limitations d'accès aux centres-villes, cela existe déjà plus ou moins partout.
Ils proposent en effet d'interdire la circulation des véhicules les plus polluants en centre-ville. Cela toucherait et fâcherait quelle population ? Et Quelles seraient les conséquences pour la fréquentation des centres-villes ?
Cela dépend de quel centre-ville. Si on prend les très grandes villes, ce n'est plus nécessaire d'y venir en voiture. Il y a en général une offre de transports publics suffisante. Là où cela pourrait modifier les habitudes, ce serait de pousser les gens qui habitent en banlieue ou dans le périurbain à poser leurs véhicules dans des parkings relais, dans des silos qu'il faudrait d'ailleurs beaucoup développer parce qu'ils sont déjà saturés. Dans les plus petites villes, effectivement, tout se fait en voiture. Mais en même temps, dans ces petites villes, la nécessité d'interdire la circulation dans le centre est moins évidente. Donc, je ne suis pas sûr que ce soit si gênant que cela.
Vous n'y voyez pas des propositions clivantes dans une société déjà fracturée ?
Elles seront peut-être clivantes, mais pas forcément autrement que symboliquement. Par exemple, la limitation de vitesse sur les autoroutes, il y a plein de pays qui ont des limitations encore plus drastiques que les 110 km/h, ce ne serait pas une révolution en soi. Et puis, regardez la limitation à 80 km/h, finalement elle va rester dans beaucoup d'endroits. Mais c'est vrai que c'est un point sur lequel ils ont hésité pour des raisons en partie tactiques, et ils n'avaient pas tort. Ils se sont dit que si on limitait la vitesse à 110 km/h sur les autoroutes, cela allait reporter la circulation sur les routes ordinaires, où l'on freine, où l'on redémarre et où l'avantage pourrait donc être annulé. Mais disons que l'idée d'augmenter l'écart de vitesse entre les transports publics (TGV, trains rapides) et la voiture, voilà un type d'incitation, qui n'est pas une interdiction directe, mais qui peut pousser les gens à se dire « bon, finalement, qu'est-ce que je gagne à prendre ma voiture plutôt qu'à prendre le train ? »
Une question se pose sur la légitimité de cette convention citoyenne. Pour Philippe Bas, président de la Commission des lois au Sénat, « cette méthode est la négation même du principe démocratique. Elle tourne le dos au suffrage universel et à la responsabilité de l'élu qui lui, a des comptes à rendre. Comment les citoyens pourraient-ils faire confiance à 150 personnes qu'ils n'ont pas choisies ? »
On ne leur demande pas exactement de faire confiance, ils ont fait leur travail, c'est fini. Simplement ce que leur avait promis le président, et je pense qu'il va tenir sa parole, c'est de ne pas créer de filtre entre ce rapport de la convention et ce qu'il va livrer aux intéressés. Mais cela n'oblige pas le Parlement à voter ces propositions. Donc là, je pense qu'il y a un malentendu. En même temps, on peut comprendre ces réticences des parlementaires, c'est quelque chose de complètement nouveau dans la vie politique. Les élus y voient la racine d'une concurrence qui pourrait se développer, et on peut les comprendre. Il faut dire qu'il y a aussi des gens qui voudraient que des non-élus aient un droit de veto sur les lois. Il y a des écologistes radicaux qui proposent de créer une troisième chambre qui aurait un droit de veto sur toutes les lois concernant l'environnement. Là, dans ce rapport de la Convention citoyenne, on n'est pas du tout dans ce registre. C'est vraiment un outil qui consiste à créer une médiation provisoire entre la société, avec son foisonnement d'idées et ceux qui vont vraiment décider. Moi, pour le moment, en tant qu'observateur, je ne vois aucune menace sur la démocratie représentative, j'y vois plutôt une complémentarité. D'ailleurs, je pense que les conventionnels l'ont vraiment bien compris.
Dans le cadre de la campagne pour les municipales, Agnès Buzyn affirme que Paris manque d'îlots de fraîcheur et que la ville n'est pas du tout adaptée aux canicules que nous connaîtrons dans les années à venir. Pointe-t-elle un vrai problème ?
Elle n'a pas tort au sens où une ville comme Paris a une très forte densité, avec beaucoup de résidents, de travailleurs, de touristes, de promeneurs, c'est probablement la ville la plus dense d'Europe. On a relativement peu d'espaces verts à Paris par habitant, si on compare à pratiquement toutes les autres villes d'Europe, et c'est vrai que les espaces verts sont une ressource contre l'excès de chaleur.
Pour vous, c'est propre à Paris, mais cela ne concerne pas spécialement d'autres grandes villes françaises.
Les villes françaises dans leur ensemble ne sont pas des modèles de villes avec beaucoup d'espaces verts. Que ce soit en Europe du Nord ou en Europe de l'Est, il y a beaucoup plus d'espaces verts. On pourrait généraliser à l'Europe du Sud où il y a peu de vert par habitant. On peut essayer de changer cela mais c'est compliqué parce que dans une ville qui a une forte densité, chaque mètre carré a beaucoup de valeur, monétaire mais pas seulement. C'est difficile de dire « je détruis cet immeuble et je mets un espace vert à la place ». C'est un acte parfois courageux de la part des élus.
Autre mesure environnementale actée : la limitation des vols intérieurs dès qu'une alternative en train est possible. On a interrogé beaucoup de sénateurs et ils mettent en garde contre l'isolement de certains territoires. « Si Aurillac est sur la liste, on peut dire que le Cantal est mort » nous dit par exemple Françoise Laborde.
Peut-être qu'il ne faut pas généraliser la question des vols intérieurs et je serais assez d'accord pour prendre en considération l'objection concernant le Cantal. Le Cantal n'est pas seulement loin de Paris, il est aussi loin des grandes villes où il y a d'autres aéroports. On pourrait donc imaginer en effet, que les vols intérieurs reliant les villes moyennes entre elles ne soient pas touchés. Je rappelle, et c'est déjà présent dans une directive de l'Union européenne de 2008, que c'est quand il y a une alternative que l'on peut supprimer l'offre de vols intérieurs. Dans le cas du Cantal, il n'y a pas vraiment d'alternative. Il y a un deuxième cas où ce sont les grandes villes qui sont reliées entre elles. Bordeaux-Paris en avion, ça devient effectivement absurde puisqu'il y a le TGV qui a tous les avantages, ce ne serait donc pas du tout scandaleux de supprimer cette offre. Il y a enfin un autre cas qui est légèrement différent, c'est qu'à partir de ces mêmes villes, on peut aller à Roissy en tant que « hub », c’est-à-dire pour prendre un autre vol qui va au bout du monde. Pour ces cas, il faudrait trouver une solution du type TGV allant dans la gare de Roissy par exemple. Pour le moment, l'utilisation d'un vol vers le « hub » garde en effet un certain avantage en termes de durée.
Plus généralement, on sent une inquiétude monter dans certains territoires qui se verraient isolés à cause de mesures environnementales... C'est une inquiétude légitime ? Fondée ?
Je ne pense pas qu'on puisse faire le reproche à la Convention citoyenne pour le climat d'ignorer les attentes des différentes catégories de la population. En revanche, je pense que vous avez raison, il y a effectivement des courants au sein du mouvement environnementaliste qui ne sont pas seulement opposés aux mobilités émettrices de gaz à effet de serre, mais à la mobilité en soi. Ils pensent que tout le monde devrait rester chez soi, que tous les petits territoires devraient être autosuffisants et qu'on ne devrait pas aller en vacances loin de chez soi, qu'on ne devrait pas rencontrer les autres citoyens du monde ou de l'Europe. Là, il y a un vrai enjeu. La grande majorité des Français souhaite que le droit à la mobilité reste et qu'il soit même renforcé. On dissocie les mobilités antinomiques de la protection de l'environnement naturel et le droit d'aller et venir, dont on a encore vu l'importance avec le confinement. Je ne pense pas du tout qu'à l'issue de cette crise, la société sorte avec l'idée que la mobilité n'est pas très utile.
Le confinement, parlons-en. Selon une enquête OpinionWay pour Les Échos : 65% des Français interrogés trouvent que les 55 jours de confinement ont été une période "facile à vivre". Bruno Jeanbart, directeur général, nous dit : « Le confinement a été une mesure bien acceptée par les Français. En France, contrairement à d'autres pays, il n'y a pas eu de mouvement anti-confinement ». Tout le monde n'était pourtant pas dans une maison secondaire face à la mer... Comment l'expliquez-vous ?
Peut-être que la France évolue un peu comme Singapour. Je parle de Singapour des années 1960-1970 où la majorité d'origine chinoise avait la réputation d'être sale et indisciplinée. Lee Kuan Yew, leur premier ministre, leur a dit « Je vais vous donner des amendes si vous jetez un papier par terre. Maintenant, soyez disciplinés ! ». Cela a marché. Maintenant, les Singapouriens sont très fiers d'être les plus disciplinés et les plus propres d'Asie du Sud-Est. Cela ne pouvait fonctionner que parce qu'il y avait un sentiment de culpabilité. Et je pense que les Français se perçoivent justement comme peu disciplinés (d'ailleurs, de temps en temps, cela se vérifie encore), mais là, je pense qu'ils n'ont pas été mécontents qu'on attende d'eux un effort sur eux-mêmes, je pense que cela a amélioré l'image qu'ils se faisaient d'eux-mêmes. C'est peut-être pour cela aussi qu'ils n'en gardent pas forcément un mauvais souvenir.
Vous avez coécrit avec Sylvain Kahn « Le pays des Européens », où vous affirmez notamment que l'Europe n'est pas une juxtaposition d'États, mais bel et bien une société. Est-ce que vous diriez la même chose à l'issue de cette crise où l'on a vu une Europe où chacun a fermé ses frontières et instauré ses propres règles ?
Rappelons qu'on était dans un domaine qui ne fait pas partie des compétences de l'Union Européenne. On était clairement dans les compétences nationales. En revanche, là, l'Union Européenne vient de franchir un pas, peut-être même un pas de géant, dans la construction d'un gouvernement fédéral, avec le plan de relance qui, pour la première fois, crée un endettement à l'échelle de l'Union avec une dissociation entre ceux qui payent et ceux qui reçoivent. Il n'y a plus de « I want my money back ! ». Et ça, c'est peut-être la chose la plus importante depuis longtemps dans l'Union européenne.
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