L’église orthodoxe russe, largement persécutée durant la période communiste, renaît de ses cendres ces dernières années. Mais près de trente ans après la chute de l’URSS, la société russe se cherche encore. En quête d’identité, « la société russe est malade », selon Antoine Arjakovsky, historien spécialiste de l’église orthodoxe et de la Russie. La religion orthodoxe, confession majoritaire à 80 % en Russie, a été posée comme un pansement pour cicatriser les blessures de la Russie. À la tête de ses fidèles, Kirill, patriarche de Moscou et de toute la Russie, en place depuis 2009, tente d’imposer son modèle sociétal et restaurer la « Sainte Russie » contre un modèle occidental souvent critiqué par le pouvoir Russe. L’homme qui entretient des liens forts avec Vladimir Poutine et doit sa carrière « express, rapide et brillante, au KGB » selon Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques, fait débat jusque dans le monde orthodoxe lui-même. Qui est donc cet homme qui semble peser sur les relations intérieures et extérieures de la Russie ? Est-il un instrument du pouvoir comme au temps de Staline lorsqu’il a décidé d’une réconciliation avec l’église orthodoxe ? Dans un pays où seuls 6 % des Russes sont réellement pratiquants d’après le Pew Research Center, cette instrumentalisation, si elle peut sembler nécessaire, est-elle vraiment légitime ?
Kirill et Vladimir Poutine « jouent donnant-donnant »
Élu en tant que chef spirituel, Kirill est indéniablement « un homme politique » pour Antoine Arjakovsky. Comme le raconte le documentaire « God Save Russia » d’Alice Cohen, il apparaît régulièrement aux côtés de personnalités politiques influentes comme Barack Obama ou encore Mahmoud Abbas et n’hésite pas à s’afficher publiquement avec Vladimir Poutine qu’il rencontre environ une fois par mois. Plus inquiétant pour l’historien engagé : « Il est complètement solidaire par rapport au Kremlin, et n’a condamné aucune répression ni aucune guerre » depuis sa prise de poste. Galia Ackerman nous rappelle qu’« avant d’être patriarche, l’homme a été responsable des relations internationales du patriarcat de Moscou, poste qui implique un lien très étroit avec le pouvoir, et donc avec les services secrets russes ». Pour elle, sa nomination « n’a pas pu se faire sans l’aval du pouvoir suprême, donc de Vladimir Poutine en personne ».
« La nomination de Kirill n’a pas pu se faire sans l’aval du pouvoir suprême, donc de Vladimir Poutine en personne »
Un monde en docs, Galia Ackerman : La fonction patriarcale en Russie implique un lien très étroit avec le pouvoir politique en général et avec V. Poutine en particulier
Dans un pays où la laïcité apparaît dans la constitution, comment se fait-il qu’un homme d’Église, même haut placé, se retrouve si proche du pouvoir ? L’explication de Cécile Vaissié : la laïcité en Russie n’est pas « la laïcité à la française », surtout quand on a en tête l’enseignement de la religion orthodoxe imposé dans les écoles. Au final, « on ne sait pas si c’est Kirill qui essaie d’instrumentaliser Poutine ou si c’est Poutine qui instrumentalise le Patriarche ». Toujours est-il qu’au bout du compte « la laïcité n’existe que dans les termes et il y a instrumentalisation politique et sociétale de part et d’autre ». Christophe Levalois, rédacteur en chef du site orthodoxie.com et ancien prêtre orthodoxe, nuance ces propos : « L’église subit le pouvoir, ce n’est pas l’église qui désigne le pouvoir politique. Et dès les origines du christianisme, on lit dans une lettre de l’apôtre Paul, « Soumettez-vous aux autorités supérieures » et ça a toujours été la ligne de conduite tenue. » Mais Galia Ackerman insiste sur le fait que « l’église donne l’autorité morale au pouvoir, qui jouit d’une bénédiction divine », et qu’elle « joue donnant-donnant avec le pouvoir », à l’instar de la condamnation des Pussy Riots et du youtubeur qui écope d’une peine de prison avec sursis pour avoir joué à Pokémon Go dans une église, résultats de procès intentés par l’église sous le motif du blasphème.
« L’église subit le pouvoir, ce n’est pas l’église qui désigne le pouvoir politique. »
Un monde en docs, Christophe Levalois : L'Église orthodoxe subit le pouvoir depuis sa création, ça a toujours été sa ligne de conduite
La responsabilité des conflits géopolitiques « incombe en premier lieu à Monsieur Poutine »
Antoine Arjakovsky, qui a vécu 10 ans en Russie et a suivi de près le personnage de Kirill, déplore que l’église n’ait pas « demandé pardon » à ses fidèles pour les crimes du communisme, avec lequel elle a coopéré, ni « condamné le passé ». Pire encore selon lui, l’Église aujourd’hui ne condamne pas non plus l’annexion de la Crimée en Ukraine par la Russie, et à certains égards la soutient. Si Galia Ackerman ne manque pas de rappeler que la responsabilité de ce conflit « incombe en premier lieu à Monsieur Poutine » elle rappelle tout de même que « l’église russe et nécessairement son chef ont béni des chars et des armes russes qui partaient en Syrie ou en Tchétchénie ».
« L’église russe et nécessairement son chef ont béni des chars et des armes russes qui partaient en Syrie ou en Tchétchénie »
De quoi se poser des questions sur la position diplomatique de l’église orthodoxe russe, d’autant plus qu’en 2016 une cathédrale orthodoxe a ouvert ses portes sur le quai Branly, à deux pas de la Tour Eiffel. Ce lieu de culte orthodoxe financé par le Kremlin fait polémique quant à sa réelle ambition.
Un monde en docs, Antoine Arjakoski : Il y a eu dans l'Eglise orthodoxe autant de persécutés que de persécuteurs
« Le temps de l’église n’est pas le temps du pouvoir politique »
Christophe Levalois, en tant qu’ancien prêtre, analyse la situation avec un certain recul : « Les Français n’ont pas découvert la culture russe avec la construction du centre », et la forte vague d’immigration qui a fait suite à la révolution de 1917 légitime pour lui la présence de la cathédrale. Il insiste sur l’idée que « le temps de l’église n’est pas le temps du pouvoir politique. Le pouvoir politique résonne à court et moyen terme et l’église a plutôt tendance à résonner à moyen et long terme. Dans dix ans, Vladimir Poutine ne sera plus au pouvoir, mais l’église orthodoxe russe sera toujours présente et agissante. »
« Dans dix ans, Vladimir Poutine ne sera plus au pouvoir, mais l’église orthodoxe russe sera toujours présente et agissante. »
La conclusion de Cécile Vaissié donne à réfléchir. Ce qu’elle trouve regrettable, c’est qu’un homme influent comme Kirill de Moscou, qui « aurait pu avoir des messages de fraternité, d’amour » de par sa position d’homme d’Église, joue plutôt le jeu d’un géopoliticien aligné sur le pouvoir russe, alors que son influence pourrait être ailleurs, par exemple auprès du tiers de la population qui vit sous le seuil de pauvreté.
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