Violences policières : « Le maintien de l’ordre part complètement à vau-l’eau et piétine toutes les règles », selon le chercheur Sebastian Roché

Violences policières : « Le maintien de l’ordre part complètement à vau-l’eau et piétine toutes les règles », selon le chercheur Sebastian Roché

Alors que les images de répression policière contre les manifestants se répètent, Sebastian Roché, chercheur au CNRS, pointe « l’usage de la violence non proportionnée et non-nécessaire, l’usage des nasses avec gaz, qui est complètement illégal, et le détournement de l’usage des gardes à vue ». Il note cependant quelques « progrès », par rapport à la doctrine du préfet Lallement.
François Vignal

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A chaque soir son lot d’images sur les réseaux sociaux de forces de l’ordre qui interpellent parfois violemment des manifestants. Pour Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la police comparée, « on piétine complètement toutes les règles du schéma national du maintien de l’ordre ». « Le problème qu’on voit, c’est que la force n’est pas dirigée vers les gens dangereux », note celui qui est aussi expert pour les Nations Unies et le Conseil de l’Europe sur les questions relatives à l’encadrement des pouvoirs de la police. Sebastian Roché pointe notamment « les interpellations de masse pour dissuader de participer au cortège », avec « des personnes ramassées au hasard avec la technique de la nasse, et on envoie devant un officier de police judiciaire qui fait un PV Minority Report ».

Le chercheur note cependant que « la différence avec Didier Lallement, c’est la retenue dans l’usage des LBD ». « C’est un progrès, il faut le reconnaître », souligne cet universitaire. Reste encore de nombreux excès de maintien de l’ordre, comme les interventions des BRAV-M (brigades de répression des actions violentes motorisées), « inutilement brutales ». Pour Sebastian Roché, « les BRAV-M doivent être dissous ». « Le coup de matraque fabrique, ou plutôt détruit le citoyen, et détruit cette appartenance au collectif politique », analyse le chercheur, auteur de La Nation inachevée, la jeunesse face à l’école et la police (Ed. Grasset).

Il soulève aussi la question des forces de l’ordre qui ne portent pas leur numéro d’identification, le RIO. Or « pas de RIO, pas de conséquence aux mauvaises pratiques policières ». Selon le chercheur, « le gouvernement ne corrige pas ce problème pour maintenir la paix sociale dans les unités ». Il pointe aussi « la responsabilité politique ». Car pour le chercheur, « l’erreur individuelle, c’est l’excuse pour ne pas regarder les problèmes politiques ». Au fond, il rappelle que « le maintien de l’ordre est ultra-politique. On restreint la possibilité de dire qu’on est contre les règles ». Entretien.

De nombreuses associations comme la Ligue des droits de l’Homme, mais aussi la Défenseure des droits et même l’ONU dénoncent les excès et les cas de violence policière observés depuis plusieurs jours, dans le cadre des manifestations spontanées ou celle organisée, comme hier. On pensait jusqu’ici qu’on était dans un maintien de l’ordre post-préfet Lallement. Toutes les premières manifestations se sont bien passées. Puis, depuis le recours au 49.3 et les manifestations spontanées, la tension est là, des deux côtés. Qu’est-ce qui s’est passé et qu’en est-il de la doctrine de maintien de l’ordre appliquée ?

Ce qui s’est passé, c’est qu’il y avait un processus de contestation d’une loi qui a pris la forme de protestations dans la rue, organisées par les syndicats. Des protestations institutionnalisées. C’est ce qu’on appelle des formes non conventionnelles – le vote étant une forme conventionnelle. A partir du moment où le Président a souhaité interrompre le débat à l’Assemblée et ne pas aller au vote avec les 49.3, la pertinence de la participation à des manifestations encadrées en coordination avec la préfecture s’est effondrée, comme la porte était fermée au dialogue à l’Assemblée. Ça a fait exploser la colère. La colère était canalisée par les grands intermédiaires pour négocier que sont les organisations syndicales. C’est leur fonction. A partir de là, on a des explosions non-coordonnées de colère, auxquels se sont mêlés des groupes qui ont chacun leur agenda. On appelle black bloc de façon systématique des groupes organisés plutôt proche des thèses anarchistes, où la réforme de l’Etat par les institutions n’est pas possible.

Effectivement, face au problème de maintien de l’ordre, le gouvernement a changé son fusil d’épaule. Ce n’était pas que le préfet Lallement. A Lyon aussi on avait un maintien de l’ordre avec une mise en retrait des unités, qui n’étaient plus directement le long du cortège. On évitait de provoquer de l’agressivité en montrant des armes. Il y a eu des accrochages, c’est arrivé. Mais comparé aux gilets jaunes, le niveau de conflictualité était beaucoup plus faible. Il y avait des instructions nationales qui étaient de ne plus pratiquer un maintien de l’ordre aussi agressif.

Et quand on est entré dans la phase 2, c’est-à-dire que la porte de la négociation s’est fermée, là, c’était le vrai test pour le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, et les autres préfets. Car il allait être confronté à quelque chose qui ressemble aux gilets jaunes. Et là, on voit que les mauvais principes ont été pour une part poursuivis et pour une autre, pas poursuivis.

C’est-à-dire, quels sont ces mauvais principes ?

Les mauvais principes, c’est envoyer des unités non-professionnelles que sont les BRAV-M (Brigades de répression des actions violentes motorisées). Ce ne sont pas des pros du maintien de l’ordre, ce sont des couteaux suisses qu’on envoie dans toute sorte de situations. Celui à l’arrière de la moto est souvent de la BAC. On sait que ça avait fait des dégâts et le gouvernement choisit de continuer dans cette voie-là. Ce sont des interventions sauvages, mal coordonnées avec le reste du dispositif, inutilement brutales et dont les médias sociaux ont donné des dizaines d’illustrations. Et ça, c’est vraiment une décision politique, quand on va lâcher les BRAV-M, elles ne choisissent pas où elles vont. On sait que leur but officiel est d’aller au contact et de faire un maximum d’interpellations.

Le deuxième élément, ce sont les interpellations de masse pour dissuader de participer au cortège. C’est le deuxième pilier. On va priver des gens de liberté – pour 24 ou 48 heures, on n’est pas non plus en Russie – et on va ressortir. Mais ce sont des personnes ramassées au hasard avec la technique de la nasse, on ramasse tout, on envoie devant un officier de police judiciaire, qui fait un PV Minority Report. C’est-à-dire que vous êtes accusé car on pense que quelqu’un sait que vous allez faire quelque chose de pas bien. C’est une stratégie de police réfléchie.

Alors y a-t-il une différence avec la doctrine du préfet Lallement ou pas ?

Oui, la différence avec Didier Lallement, c’est la retenue dans l’usage des LBD. On a aussi des grenades, avec une mutilation, un pouce perdu pour le moment. C’est certain que ces armes n’ont pas leur place en maintien de l’ordre. Mais elles sont quand même utilisées. Les LBD, qui ont causé, lors des gilets jaunes, 30 mutilations avec ablation des globes oculaires, sont utilisés de manière limitée aujourd’hui. On voit peu de tirs filmés, mais on voit des menaces contre des journalistes avec les LBD en revanche. C’est une stratégie d’intimidation même s’il n’y a pas de journaliste touché. On essaie de contrôler les images, en limitant la liberté de la presse. C’est un problème qui doit être souligné. Mais en termes de blessures corporelles, on est pour l’instant à un niveau faible. Il y a derrière une instruction de ne pas tirer comme des malades, enfin en dehors de tout cadre réglementaire. C’est un progrès, il faut le reconnaître.

Mais globalement, le maintien de l’ordre part complètement à vau-l’eau et piétine toutes les règles énoncées dans le schéma national du maintien de l’ordre : la déontologie, parler avec respect, ne pas tutoyer ; le port du RIO (référentiel des identités et de l’organisation), qui est en pointillé, le port de cagoule, interdit en maintien de l’ordre. Elle est pourtant portée ; l’usage de la violence non proportionnée et non-nécessaire, l’usage des nasses avec gaz, qui est complètement illégal ; et le détournement de l’usage des gardes à vue. On piétine complètement toutes les règles du schéma national du maintien de l’ordre.

Faut-il revoir justement ce schéma national du maintien de l’ordre ?

Non, il faudrait déjà l’appliquer, même s’il est imparfait, et l’améliorer, par exemple, sur la redevabilité des agents. C’est-à-dire qu’on a le droit de demander des comptes aux policiers et aux décideurs. Or il n’y a rien dans le schéma sur ça.

Faut-il dissoudre les BRAV-M (brigades de répression des actions violentes motorisées) comme le demandent certains, notamment des députés LFI ?

Il y a toujours eu la volonté à la fois de quadriller le terrain et de pouvoir intervenir. Ça a toujours été deux éléments du maintien de l’ordre. Mais quand vous mettez beaucoup de moyens dans ce dispositif, 180 motos, vous orientez le maintien de l’ordre vers la confrontation. Je serai favorable à leur suppression, étant donné leur passif, un peu comme on a supprimé les voltigeurs. Ils doivent être dissous. Quelle est l’utilité pour la préfecture de police ? Pour autant, les préfets auraient du mal à se passer d’unités plus mobiles. La question, c’est de chercher la bonne approche. Ça veut dire des règles d’emploi et de sélection différentes et meilleures.

Les problèmes de répression policière viennent-ils selon vous de la formation des policiers et gendarmes ou plutôt des ordres qui leur sont donnés ?

Ce sont les ordres. Le maintien de l’ordre, c’est la partie la plus militarisée de la police, au sens organisé et planifié. Ce n’est pas comme la police de sécurité du quotidien. Dans le maintien de l’ordre, il y a un décideur qui est le préfet qui va valider ce que le commandement de l’état-major a préparé. Et ensuite, ce plan, qui est alimenté des informations reçues du renseignement territorial, et les contraintes en effectif, qui les limite, aboutit à une stratégie d’action pour le lendemain. Quand on va demander aux agents d’aller au corps à corps, on va envoyer les BRAV-M. Pour faire les nasses et interpellations massives, on va utiliser des unités faites pour ce type de fonction. Après, les agents eux-mêmes peuvent être perfectibles.

Il y a le paradigme du policier professionnel, qui est derrière son bouclier, qui est sous le stress, qui reçoit des projectiles. Mais il est formé à ça et réagit de façon placide. Il y a la question de l’orientation du maintien de l’ordre. Après, il y a la culture de l’organisation elle-même. On voit le contraste entre les gendarmes et les BRAV-M. Dans les travaux de recherche, on voit d’un côté la situation et de l’autre l’instruction, qui est le principal déterminant pour les agents. On le voit sur les tirs de LBD. Quand l’instruction est de ne pas le faire, il y a moins de tirs. Ça n’empêche pas les fautes, les erreurs. Mais l’erreur individuelle, c’est l’excuse pour ne pas regarder les problèmes politiques. La pomme pourrie, celui qui fait la faute et qu’on jette en pâture, c’est plus facile que démonter la responsabilité politique.

Les policiers et gendarmes font face aussi à une attitude violente d’une minorité. Cela ne leur complique-t-il pas la tâche et la recherche de la bonne réponse proportionnée ?

Bien sûr. Il y a une dimension de l’action qui est la configuration de la situation. Donc quand les policiers sont placés dans une situation où il y a plus d’agressivité, sont plus pris à partie, ça provoque une réaction de leur part. Mais la police – et c’est une norme qui se développe en Europe – a le devoir de réagir de façon proportionnée, d’utiliser la force que si cela est nécessaire et d’utiliser cette force que vers les groupes à l’origine des troubles. Et le problème qu’on voit, c’est que la force n’est pas dirigée vers les gens dangereux. Et quand on va nasser toutes sortes de personnes de façon indiscriminée, on ne répond pas à la menace bien réelle que vous indiquez, avec certains groupes qui sont rapides, mobiles, entraînés et qui vont détruire des abris bus ou des poubelles.

Dans ce contexte sensible de la réforme des retraites, peut-on voir aussi un usage politique du maintien de l’ordre ?

Mais c’est l’activité la plus politique de la police. Car c’est l’imposition par la coercition de l’obéissance. On ne peut pas trouver meilleure définition de la politique. La politique, pour un Etat, c’est la contrainte. L’Etat nous contraint par les règles, qui peuvent être fondées, par la taxation, par l’usage de la prison. Les Etats sont des systèmes de contrainte. La question, c’est la légitimité de ces contraintes. La légitimité est mise en question ensuite.

La question, ce n’est pas sa légalité – quoiqu’en France, elle est posée – mais sa légitimité. Est-ce que les gens acceptent ? C’est ce qu’on voit en Iran. Est-ce qu’on va dire aux femmes iraniennes, qui n’ont pas le droit de ne pas porter le voile, qu’on ne peut pas contester cela ? Est-ce qu’en démocratie, on permet de dire que les règles sont mauvaises ? C’est là que le maintien de l’ordre est ultra-politique. On restreint la possibilité de dire qu’on est contre les règles. La démocratie, c’est le conflit. La question, c’est comment on gère ce conflit. Et Emmanuel Macron a choisi, comme pour les gilets jaunes, une orientation très conflictuelle. En France, la chaîne de commandement est située à ce niveau-là. La police est nationale, donc centralisée auprès d’un ministre de l’Intérieur qui ne procède que de la volonté du Président. Il tranche les orientations.

Les policiers ne portent souvent pas le RIO, leur numéro d’identification, bien qu’il soit obligatoire. Comment l’expliquez-vous et quel en est la conséquence ?

Dans le schéma national du maintien de l’ordre, le RIO répond à l’objectif de transparence de la police. Mais le RIO lui-même est un numéro trop petit, trop long et peu lisible. Le RIO sert à pouvoir identifier les responsabilités des agents. Pas de RIO, pas de conséquence aux mauvaises pratiques policière. C’est aussi simple que ça. Il y a un enjeu énorme pour qu’il y ait un RIO de taille 20/20 cm. Et il faut que ce soit lisible de nuit à 20 mètres. Si on ne peut pas rechercher la responsabilité des personnes, on ne peut pas espérer un comportement impeccable en matière de maintien de l’ordre. Les gens savent que l’IGPN dira on n’a pas trouvé. Et le juge dira, on n’a pas trouvé.

Les chefs doivent commander. Mais les policiers ne sont pas toujours d’accord avec leur chef. Ils disent on nous envoie au casse-pipe et après on veut rechercher notre faute individuelle. La discipline a un prix pour la hiérarchie, en termes de temps passé et de conflictualité dans les unités. Donc le choix, c’est de ne pas faire appliquer la loi.

Dans ces conditions, peut-on aller jusqu’à parler d’impunité organisée pour les forces de l’ordre qui ne portent pas leur RIO ?

Je serais un peu moins sévère. Mais le gouvernement ne fait rien pour permettre l’identification individuelle, donc il ne corrige pas un problème qu’il connaît. Ce n’est pas organisé. Mais le gouvernent ne corrige pas ce problème pour maintenir la paix sociale dans les unités. Après une journée de maintien de l’ordre, les gars sont crevés, il faut qu’ils y retournent le lendemain. Est-ce que c’est le moment de s’engueuler sur le RIO ? La hiérarchie doit penser que non.

Ces cas répétés de répression policière mettent-ils à mal la confiance qu’a la population dans sa police ? Quel est ce niveau de confiance ?

L’expérience de la contrainte par la police, voire de la brutalité des policiers, a des effets que j’ai mesurés chez les jeunes. Dans mon livre La Nation inachevée, la jeunesse face à l’école et la police (Ed. Grasset), j’ai rassemblé 10 ans de recherches en France et aux Etats-Unis pour comprendre les conséquences du contact avec la police. L’expérience du contact qui se passe bien renforce les normes démocratiques dans la tête des adolescents. Quand ils ont un policier qui vient en classe les sensibiliser aux dangers de la drogue ou de la conduite rapide, ce bon contact fait qu’on croit davantage dans la République et qu’il y a une Nation française, un collectif où ils ont une place.

Quand ils sont mal traités dans la rue, les choses sont fortement corrodées. La mauvaise police va corroder l’idée que la République est bonne et qu’ils ont une place dans la Nation. Et ça, on le constate en France, comme aux Etats-Unis. L’exposition aux brutalités policières fait que les noirs américains ne se sentent plus citoyens à part entière. Les sous-jacents psychologiques sont les mêmes. Vous faites l’expérience de la citoyenneté dans votre chair, alors qu’on la représente de manière abstraite. Le coup de matraque fabrique, ou plutôt détruit le citoyen, et détruit cette appartenance au collectif politique. On n’y croit plus.

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