À quelques jours du troisième anniversaire du Grenelle contre les violences conjugales, un chiffre glaçant vient une nouvelle fois remettre en cause le bilan du gouvernement dans la lutte contre les violences faites aux femmes : en 2021, le nombre de féminicides a augmenté de 20 %. Soit 122 femmes tuées par un conjoint ou un ex-conjoint, contre 102 l’année dernière, selon un bilan publié vendredi 26 août par le ministère de l’Intérieur. Ces chiffres font état d’un retour au niveau de 2018 (121 victimes), avant le lancement du Grenelle. « Ils font froid dans le dos, c’est une femme tuée tous les trois jours. Ce n’est pas un effet du hasard, nous demeurons dans une société très patriarcale, avec des hommes qui continuent à considérer la femme comme un objet de possession », constate auprès de Public Sénat la sénatrice communiste Laurence Cohen, vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances. La baisse sensible du nombre de féminicides durant l’année 2020 est également à nuancer, dans la mesure où elle pourrait en partie s’expliquer par les confinements successifs, qui ont empêché beaucoup de femmes violentées de quitter leur domicile, un moment souvent déclencheur chez un conjoint brutal.
Ce vendredi, la Première ministre Élisabeth Borne était attendue dans l’Essonne en compagnie du garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti ; de la Ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Isabelle Rome ; du ministre chargé de la Ville, Olivier Klein et de Sonia Backès, la secrétaire d’Etat chargée de la Citoyenneté. Au programme : la visite du centre Femmes solidarités 91 et une réunion de travail autour du bilan du Grenelle. Un bilan vertement épinglé par les associations. « Le Grenelle, nous sommes nombreuses à l’avoir voulu, mais le constat est là : son bilan est mauvais. Le péché originel du Grenelle, c’est l’absence de budget réel. Et une fois le soufflé de communication retombé, on s’aperçoit de l’étendue du chantier », estimait ce vendredi matin sur France Inter Anne-Cécile Mailfert, la présidente de la Fondation des femmes.
Un budget trop maigre au regard des ambitions affichées
En 2019, une série de tables rondes a rassemblé pendant trois mois associations et responsables politiques autour de la problématique des violences conjugales, Emmanuel Macron ayant fait de l’égalité femmes-hommes une grande cause du quinquennat. À l’arrivée : 46 propositions, dont certaines ont été transcrites dans un texte de loi adopté le 30 juillet 2020. Parmi elles : l’extension des horaires du numéro d’urgence 3919, l’ouverture de nouvelles places en hébergement d’urgence, la possibilité pour les victimes hospitalisées de déposer plainte sur place, ou encore la formation des policiers et gendarmes à recueillir la parole des victimes et identifier les situations de danger imminent. À cela sont également venus s’ajouter des dispositifs d’ordres techniques, comme le déploiement progressif de bracelets anti-rapprochement, qui déclenchent une alerte lorsqu’une personne condamnée pour des violences franchit un certain périmètre, ou encore la distribution de « téléphones grave danger » (TGD).
« Ce sont de bonnes mesures, c’est ce que les associations défendaient mais les chiffres nous montrent qu’elles ne sont pas suffisantes. Pour avoir la capacité de modifier les choses, il faut les inscrire dans un ensemble, et il y a encore des trous dans la raquette », observe Laurence Cohen. Premier grief : le manque d’investissements. En 2020, les mesures du Grenelle bénéficient d’un budget de 360 millions d’euros, quand les associations estiment qu’il faudrait au moins un milliard d’euros pour être à la hauteur des déclarations d’intention. Par ailleurs, un rapport de la commission sénatoriale des finances, rendu en août 2020, a montré que cette somme était équivalente – à 20 millions près – à ce qui avait déjà été investi l’année précédente.
De fortes inégalités territoriales
Pas de véritable augmentation donc, seulement un effet d’annonce, estime la Chambre haute. Principal programme à pâtir du manque de fonds : l’hébergement d’urgence. Selon un rapport de la fondation des femmes baptisé « Où va l’argent », en 2021, 4 femmes sur 10 ayant fait une demande d’hébergement d’urgence sont restées sans solution : « In fine, seules environ 12 % des demandes d’hébergement effectuées par des femmes victimes de violences aboutissent à une orientation sur une place adaptée à leur parcours spécifique. »
Plus globalement, la question financière soulève de profondes inégalités géographiques, avec des territoires qui ne bénéficient pas du même niveau d’engagement. Interrogée par Public Sénat, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol, ancienne ministre des Familles sous François Hollande, fait état de disparités criantes : « C’est une véritable loterie. Lorsque l’on parle aux victimes, certaines vous racontent qu’elles ont pu bénéficier d’une excellente prise en charge, d’autres absolument pas. Il y a incontestablement une meilleure mobilisation que par le passé. Pour autant, c’est loin d’être uniforme. ». En mars 2021 un rapport du Sénat alertait notamment sur la situation des femmes dans les territoires ruraux où le maillage associatif est plus relâché, les services publics plus éloignés. « L’identification et la protection des victimes y sont plus complexes en raison de l’isolement social et géographique des femmes victimes, de leur insuffisante mobilité, du manque d’anonymat et de confidentialité, d’une méconnaissance de leurs droits et des dispositifs existants et d’un manque de structures d’hébergement adaptées. Les femmes rurales sont sous-représentées dans les sollicitations des dispositifs d’aide », lit-on dans ce document. Et pourtant, la moitié des féminicides a lieu dans des territoires ruraux.
Renforcer la formation des fonctionnaires, mettre en place des juridictions dédiées
En 2021, 32 des femmes tuées avaient déjà été victimes de violences et 74 % d’entre elles l’avaient signalé aux forces de l’ordre, toujours selon les données publiées par la place Beauvau. Pour Laurence Cohen ces chiffres trahissent des insuffisances criantes dans la formation des forces de l’ordre, ce qui était pourtant l’un des axes du Grenelle. « Dans tous les commissariats, il manque des psychologues et des enquêteurs spécialisés pour recevoir les témoignages. Nous avons besoin de policiers formés pour bien mesurer le niveau d’alerte et le danger encouru par la victime. » De son côté, Laurence Rossignol pointe les lacunes des ordonnances de protection : « la double condition de violence et de danger est trop restrictive. Parfois, il y a eu des violences mais le risque de danger n’apparaît pas nécessairement au juge. Inversement, le danger peut être imminent sans que les violences aient déjà éclaté », fait-elle valoir.
Toujours au niveau juridique, les deux sénatrices attendent de voir se concrétiser une idée reprise par Emmanuel Macron durant sa campagne, et défendue de longue date par les organisations féministes : la mise en place d’un « pôle juridictionnel spécialisé ». « Il permettrait de traiter plus rapidement les dossiers, avec des gens sensibilisés à cette problématique et capables de mieux détecter les signaux », estime Laurence Cohen.
La prévention laissée de côté ?
Mais en amont, c’est aussi la question de la prévention qui se pose, souvent pointée par les associations comme l’un des angles morts de la politique actuelle. « Je ne parle pas seulement de spots publicitaires, mais d’un travail en profondeur. Il faut une sensibilisation à l’égalité qui aille de la crèche jusqu’à l’université. Les rares initiatives de l’Education nationale en la matière ont tendance à être laissées au bon vouloir des chefs d’établissement », remarque Laurence Cohen. Sa collègue rappelle que les séances d’éducation sexuelle – en théorie trois par an du collège au lycée, indique le site du ministère de l’Education nationale – ne sont pas toujours dispensées. « Les violences ne concernent pas que les femmes adultes, mariées ou vivant en couple. On observe aussi une montée des violences sexistes à l’encontre des jeunes filles qui souvent vivent des relations amoureuses moins codifiées ».
Un suivi insuffisant autour des dispositifs déployés
« Au fond, le Grenelle a permis de faire comprendre que les violences conjugales n’étaient pas un problème personnel mais systémique. Il a permis de mettre sur le devant de la scène des constats faits par les associations depuis des années. Mais les mesures, pour certaines efficaces, n’ont pas été de nature à améliorer la donne », résume Laurence Cohen. La Chambre haute a régulièrement tendance à déplorer dans ses travaux le manque d’outils d’évaluation des politiques publiques, et selon cette sénatrice, le cas du Grenelle est emblématique : « Nous mettons en place des dispositifs, mais nous sommes incapables d’en tirer un enseignement. » Pourtant, un comité de suivi du Grenelle a bien été mis en place dès 2020. Il s’est réuni à huit reprises sous le précédent quinquennat.
« Ce gouvernement veut nous faire croire que tout commence avec lui et refuse de s’inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs mais il a abandonné un outil déterminant : les plans triennaux de lutte interministériels contre les violences faites aux femmes, mis en place en 2005 sous Jacques Chirac », s’agace Laurence Rossignol. « Chaque nouveau plan tirait le bilan du précédent, et à chaque fois le champ d’action était élargi en fonction des nouvelles problématiques identifiées. Le gouvernement a mis de côté un instrument de suivi et de continuité interministériel, susceptible de remonter jusqu’aux racines du problème, au profit d’un plan de com’ », conclut-elle.