La décision était attendue, mais elle n’enlève rien à l’incompréhension soulevée par son annonce. La justice a prononcé un non-lieu définitif dans l’affaire du chlordécone, un insecticide rendu responsable de l’empoisonnement des sols et des eaux dans les Antilles. Un dossier dans lequel les premiers dépôts de plainte remontent à 2006, avant l’ouverture d’une information judiciaire en 2008, et qui s’est finalement refermé lundi avec l’ordonnance signée par deux juges d’instruction du pôle santé publique et environnement du tribunal judiciaire de Paris. Dans ce document de 300 pages, dont quelques extraits ont été dévoilés par l’AFP, les magistrats ont eu à cœur de faire preuve de pédagogie à propos de leur décision. Aussi, reconnaissent-ils l’existence d’un « scandale sanitaire », qui s’est traduit par une « atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » de Martinique et de Guadeloupe, deux territoires où la culture de la banane a eu massivement recours au chlordécone dès les années 1970 et 1980.
Dans cette ordonnance, la justice pointe également « les comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière banane relayés et amplifiés par l’imprudence, la négligence, l’ignorance des pouvoirs publics, des administratifs et des politiques qui ont autorisé l’usage du chlordécone à une époque où la productivité économique primait sur les préoccupations sanitaires et écologiques ». Pour autant, les juges invoquent l’absence de « preuve pénale », pour des faits pouvant remonter à plus de quarante ans. Ils évoquent aussi « l’état des connaissances techniques ou scientifiques » jusqu’au début des années 1990, ne permettant pas à l’époque d’établir « un lien » avéré de cause à effet entre le pesticide et l’état de santé des ouvriers agricoles. L’ordonnance de non-lieu se conforme ainsi aux réquisitions du Parquet, qui avait estimé en novembre que les faits dénoncés étaient prescrits. Un point sujet à controverse, car si le chlordécone a été définitivement interdit à la vente en 1993, son usage illégal a été fréquemment dénoncé les années suivantes, or le délai de prescription d’une infraction dissimulée ne court qu’à parti de la découverte de celle-ci.
« On a organisé cette non-qualification »
Harry Durimel, le maire écologiste de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, avocat historique des victimes du chlordécone, a annoncé à franceinfo son intention de faire appel de cette décision. « Si la Cour d’appel ne nous donne pas raison, nous ferons un pourvoi en cassation. Nous sommes déterminés à aller jusqu’à la Cour de cassation et à la Cour européenne de justice pour que justice nous soit rendue », a-t-il déclaré. Fait rare : les juges invitent également les plaignants à se tourner vers « d’autres instances ». « Tout en respectant l’indépendance de la justice, je trouve cette décision assez choquante. Les magistrats sont eux-mêmes responsables de la longueur de l’instruction. On a organisé cette non-qualification. J’ai conscience de la gravité de ce que je dis, mais durant une quinzaine d’années, les preuves pénales ont eu le temps de s’estomper et de disparaître », commente auprès de Public Sénat Victorin Lurel, sénateur socialiste de Guadeloupe et ministre des Outre-mer sous François Hollande. Pour cet élu, le délai d’instruction dans ce dossier au long cours va à l’encontre des préconisations de la Cour européenne des droits de l’homme, et pourrait constituer un motif de recours.
En juin dernier, le tribunal administratif de Paris avait déjà rejeté la demande d’indemnisation d’un groupe de 1 241 plaignants pour préjudice d’anxiété, mais reconnu les « négligences fautives » de l’Etat, ayant permis la vente d’un produit classée dans la liste des « cancérogènes probables » de l’Organisation mondiale de la santé en 1979. La formule laissait espérer une issue plus favorable au pénal. Des espoirs finalement douchés par le non-lieu. « On ne peut pas, dans une ordonnance, parler de scandale sanitaire, et en déduire qu’il n’y a pas de qualification pénale… C’est assez difficile à accepter d’un point de vue intellectuel », grince un parlementaire ultramarin auprès de Public Sénat.
Un taux d’exposition de 90 % dans les Antilles
En France, le chlordécone a fait l’objet d’une autorisation provisoire de mise sur le marché dès 1972, avant une homologation au début des années 1980. Déjà commercialisé aux Etats-Unis depuis la fin des années 1950, ce pesticide s’attaque aux parasites du bananier, comme le charançon. Dans un rapport de 2009, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques estime à 300 tonnes la quantité de chlordécone déversée sur les cultures de Guadeloupe et de Martinique en vingt ans, a raison de 3 kilogrammes par hectare chaque année. Et pourtant, les premières alertes sanitaires remontent aux années 1970. Interdit en 1976 aux Etats-Unis, le chlordécone est finalement banni de l’Hexagone en 1990 mais bénéficie, dans les Antilles françaises, d’une dérogation sous la pression du lobby agricole. Sa vente sera définitivement prohibée le 30 septembre 1993. Conduite sur la période 2013-2014, l’étude Kannari de Santé publique France sur l’exposition au chlordécone des populations antillaises a trouvé des traces de l’insecticide dans 90 % des prélèvements sanguins réalisés sur 742 participants. En Martinique, l’incidence du cancer de la prostate serait la plus élevée du monde, avec 227 cas pour 100 000 personnes par an, selon un comptage réalisé par des scientifiques français dans une étude publiée en 2019 par le International Journal of Cancer.
Tensions sociales
Les réquisitions du parquet ont été suivies début décembre d’une manifestation devant la préfecture de Fort-de-France, en Martinique. La décision rendue cette semaine risque encore d’accroître les crispations sur des territoires où le climat social est souvent tendu. « Cela va faire monter la défiance envers les institutions, et ne nous aidera certainement pas à construire une société de la confiance en Outre-mer », soupire Victorin Lurel. Le traumatisme laissé au sein des populations par le chlordécone a été cité à plusieurs reprises comme l’un des éléments pouvant expliquer la forte défiance vaccinale des Antilles pendant la crise du covid-19. L’argument avait notamment été repris par la sénatrice centriste Jocelyne Guidez, à l’occasion d’une table ronde organisée au Sénat en septembre 2021 sur les mesures sanitaires déployées en Outre-mer.
« Une décision de cette nature vient rajouter une couche », soupire Stéphane Artano, le président RDSE de la délégation sénatoriale aux Outre-mer. « On peut s’attendre à de nouvelles réactions fortes, type manifestations. Dans ce contexte, envoyer un message aux populations serait la moindre des choses, et je pense que l’Etat dispose de suffisamment d’éléments scientifiques en sa possession pour s’autoriser un geste. J’imagine que Jean-François Carenco, le ministre délégué aux Outre-mer, sera sensible à cette question », veut croire l’élu de Saint-Pierre-et-Miquelon. « Le gouvernement serait bien avisé de publier, comme pour l’amiante, un décret sur la protection des populations à l’exposition au chlordécone », abonde Victorin Lurel.
« Le calendrier scientifique est la seule chose qui fera avancer la décontamination et les indemnisations »
Le chlordécone a déjà fait l’objet d’un décret publié au journal officiel le 22 décembre 2021, et reconnaissant le cancer de la prostate comme maladie professionnelle. Mais la molécule fait toujours l’objet d’études scientifiques, elle est suspectée de favoriser d’autres formes de cancer, notamment des maladies du sang. « En 2019, j’avais eu une vive prise de bec avec le président de la République après qu’il a déclaré : ‘Il ne faut pas dire que le chlordécone est cancérigène’ », se souvient Victorin Lurel. « L’ouverture du registre des maladies professionnelles est très restreinte. Les critères ne permettent le dépôt que d’un petit nombre de dossiers. Qu’en est-il des femmes et des enfants ? J’ai dit à Jean-François Carenco de ne pas se gargariser avec ça », rapporte encore le sénateur de Guadeloupe, qui estime que la balle est désormais dans le camp de la recherche. « Le calendrier scientifique est la seule chose qui fera avancer la décontamination et les indemnisations. Alors, peut-être, la justice reverra sa copie. »
Sa collègue Victoire Jasmin (PS), également élue de Guadeloupe, veut se tourner vers l’avenir : « Bien sûr, j’aurais préféré une autre issue judiciaire », glisse-t-elle. « Mais sur le plan pratique, le colloque scientifique qui s’est tenu en Guadeloupe et en Martinique en décembre me laisse croire que les recherches avancent. Maintenant il y a toute une pédagogie à mettre en place, car la méconnaissance contribue aussi à la défiance. Il faut communiquer, avoir une plus grande implication au niveau local pour sensibiliser les populations aux démarches de santé qu’elles peuvent entreprendre, sur ce qu’elles peuvent faire ou non sur les sols contaminés, en termes de culture et d’alimentation notamment. »