Narcotrafic : les magistrats réclament un « plan Marshall » pour Marseille face à un « risque de délitement de l’Etat de droit »
Par Alexis Graillot
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L’année 2023 a marqué un nouveau tournant par une explosion du nombre des assassinats en bande organisée sur le territoire marseillais : 50 en 2023, soit une augmentation de 50% par rapport à l’année précédente, et une augmentation de presque 100% par rapport en 2021. 123 blessés sont également à recenser. Cette explosion des assassinats et des règlements de compte s’est traduite par « un doublement du nombre d’ouvertures d’informations judiciaires liées à ces assassinats ou tentatives d’assassinats » en un an (69 en 2023 contre 36 en 2022) selon le président du tribunal judiciaire de Marseille, Olivier Leurent … mais également « des risques d’atteinte à l’intégrité physique du personnel judiciaire », qui « ne doivent plus être considérés comme relevant du virtuel ».
La ville de Marseille, « l’épicentre d’un phénomène national »
Une augmentation qui n’est pas sans conséquence pour les forces de l’ordre et les magistrats du fait de la difficulté d’investiguer : « Ces instructions criminelles sont extrêmement lourdes, chronophages et complexes à mener tant pour les magistrats que pour les policiers » relève le magistrat pour qui « l’augmentation est tellement significative que les renforts en effectifs apparaissent d’ores-et-déjà insuffisants » avec des tensions « sur l’ensemble de la chaîne pénale ». A ce titre, le magistrat estime « indispensable de mettre un plan Marshall en œuvre contre le narcotrafic ». « Il en va de notre Etat de droit » s’alarme-t-il.
Manque d’effectifs d’un côté, manque de places de prison de l’autre. Malgré des peines prononcées « extrêmement fortes », l’augmentation du trafic perdure. Pour Olivier Leurent, ce phénomène ne peut pas être décorrélé des problématiques liées à la surpopulation carcérale : « Nous connaissons un taux d’occupation de 188% de la prison des Baumettes » observe-t-il. Pour autant, la prison n’apparaît pas comme dissuasive, bien au contraire, les têtes de réseaux (lorsqu’elles n’agissent pas de l’international) agissant même de leur propre cellule : « L’incarcération ne remet pas en cause leur capacité opérationnelle » remarque Nicolas Bessone, procureur de la République de Marseille, qui plaide pour « un régime pénitentiaire distinct pour ce type de public ». Un constat que partage sa procureure adjointe, Isabelle Fort : « Le problème de la détention ne met pas fin aux activités des têtes de réseaux, qui commanditent des assassinats et gèrent les points de deal comme s’ils étaient à l’extérieur », aidés notamment par les progrès technologiques, parmi lesquels l’arrivée des drones.
En cela, Marseille constitue « l’épicentre d’un phénomène national ». « Epicentre » d’une part car « Marseille est le territoire où les conséquences du narcobanditisme se manifestent dans leur expression la plus violente en provoquant des troubles à l’ordre public conséquents, en blessant voire en tuant des victimes collatérales et en altérant considérablement le mode de vie des habitants des quartiers ». « Phénomène national » d’autre part grâce à un « savoir-faire » des narcotrafiquants « qui s’exporte dans les autres départements, soit sous une forme de prêt de main d’œuvre, soit dans le cadre de coups de force pour prendre le contrôle des points de deal, soit d’associations avec des clans locaux pour éliminer des adversaires », comme en fait état Nicolas Bessone.
La main d’œuvre locale tend d’ailleurs à se raréfier, expliquant un recrutement qui se propage désormais partout en France via les réseaux sociaux. Un « fait nouveau » selon Isabelle Couderc, vice-présidente du tribunal judiciaire de Marseille. Néanmoins, en dépit d’une influence qui s’est considérablement étendue en dehors des Bouches-du-Rhône (par exemple Arles, Nîmes, Valence, Perpignan, Avignon) et « qui gagne même l’Espagne », celle qui est également chargée de la coordination de la section « JIRS Criminalité organisée » de l’instruction, estime que « Marseille est la seule ville de France à ce point gangrenée » … d’autant plus que les narcotrafiquants ont massivement développé la livraison à domicile. De son côté, elle réclame au-delà des moyens humains, des moyens matériels (logiciels de regroupement des données) mais surtout juridiques, tels un régime carcéral spécifique, un brouillage des cellules ou encore un encadrement des recours pour limiter les procédures d’appel.
« Une stratégie d’intimidation et de terreur »
Pour asseoir leur trafic, les narcotrafiquants se livrent à « une stratégie d’intimidation et de terreur » selon Nicolas Bessone. Pour le procureur de la République de Marseille, il est désormais possible de parler de « narco-homicides » voire de « narcoterrorisme » face à une « dépersonnalisation des victimes », qui sont de 4 ordres : les personnes ancrées dans la criminalité (pas la majorité) ; les petites mains (majorité) que sont les « charbonneurs », « ravitailleurs » ou « guetteurs », particulièrement jeunes ; les narcoterroristes, en d’autres termes les personnes qui sans être directement dans le trafic résident dans la cité ; enfin, les victimes collatérales, « de plus en plus nombreuses », symbolisées par l’émoi suscité de la mort des jeunes Fayed à Nîmes et Sokayna à Marseille.
Cette « terreur » est renforcée par le fait que les auteurs comme les victimes changent de nature : de plus en plus jeunes (50% des auteurs ayant entre 16 et 21 ans), la place désormais prépondérante des femmes ainsi qu’une augmentation « exponentielle » de la concurrence entre bandes criminelles, dont la « guerre des gangs » entre DZ Mafia et Yoda est emblématique. Une hyperviolence interbandes mais également « intra-bandes ». Isabelle Fort dépeint « une politique en ressources humaines extrêmement dure » qui se termine généralement en « esclavage » pour les personnes recrutées sur les réseaux sociaux. A ce titre, les « têtes de réseaux » sont particulièrement « impitoyables » en cas de « déficience dans l’exercice de la mission » : sévices, tortures, mutilations ou exécutions publiques font ainsi partie des châtiments, qui entretiennent cette logique de terreur.
En termes stratégiques, la lutte contre le narcotrafic est d’autant plus difficile pour la chaîne pénale que le fonctionnement des bandes repose sur un « mode hiérarchisé et pyramidal ». Les têtes de réseaux agissent le plus souvent depuis l’étranger… et ce, sans se cacher. « Parfois, ils vivent au grand jour et développent des sociétés blanchisseuses pour le réseau » décrit Isabelle Couderc, qui souligne également que « leur grande aisance financière est évidente lors de leurs interpellations lorsqu’ils rémunèrent certains avocats et non des moindres pour leur défense ». A l’autre extrême, les « guetteurs », partagent un profil sociologique similaire : « Très jeunes, déscolarisés, parfois en rupture familiale, manifestement attirés par l’argent », en faisant des « cibles faciles pour les règlements de compte ». « La mort frappe sous les coups de 20h et sur les coups de 20 ans », résume laconiquement Isabelle Couderc. Entre ces deux extrêmes, il existe de « multiples strates » : mains armées, « garages » (qui hébergent les tueurs), « Monsieur Propre » (chargé de faire disparaître les preuves), logisticiens, blanchisseurs, entreprises partenaires… « Ces modes opératoires attestent d’un professionnalisme et d’une organisation criminelle particulièrement structurée et active, capables d’importer de grosses quantités de stupéfiants », ce qui requiert, pour lutter efficacement, « une grande connaissance du milieu ». Leur « professionnalisme » se matérialise encore davantage par l’organigramme des différents « services » : « Les réseaux font appel à des moyens considérables et à des services spécialisés et cloisonnés, ce qui permet à chacun de ne pas connaître les affaires de l’autre pan d’activité ». En outre, les organisations se caractérisent par une très grande « adaptabilité ». Si Isabelle Fort se réjouit de la diminution des points de deal grâce à leur « pilonnage » par les forces de l’ordre, elle souligne leur « restructuration en un seul point de deal beaucoup plus sécurisé avec un nombre de guetteurs beaucoup plus important ».
« Le fatalisme ne doit pas être de mise »
Cette organisation bien huilée du trafic inquiète grandement les magistrats. « Les perspectives sont très préoccupantes avec le sentiment d’une forme de désarmement complet des institutions policière et judiciaire », estime Olivier Leurent. Le président du tribunal judiciaire de Marseille estime par ailleurs que « l’Etat semble mener une guerre asymétrique avec une spécificité : l’Etat se retrouve en situation de vulnérabilité face aux narcotrafiquants qui disposent d’une force de frappe considérable avec des moyens financiers, humains, technologiques et même législatifs ». « Le risque à court terme est de voir l’Etat de droit se déliter » s’alarme-t-il.
En quête de solutions, les magistrats ne désarment pourtant pas, déterminés à lutter à tout prix contre le phénomène. « Le fatalisme ne doit pas être de mise et il nous incombe d’être force de proposition avec des marges d’amélioration » relève toujours Olivier Leurent. A ce titre, Isabelle Fort note la « mise en place des bureaux de lutte portuaires » pour renforcer la concertation, un « travail de prévention et de sensibilisation des clients mais également la création de « comités opérationnels de lutte contre le blanchiment et les avoirs criminels (COLBAC) » qui facilitent les échanges avec les administrations centrales (douanes, DGFIP, police et gendarmerie…). La coopération internationale apparaît également essentielle face à un trafic mondialisé et des têtes de réseau qui agissent depuis l’étranger. Si cette coopération marche « assez bien » avec les pays européens, elle est en revanche beaucoup plus difficile avec les pays du Maghreb et les Emirats Arabes Unis, d’où agissent la majeure partie des têtes de réseaux.
La lutte doit également se porter vers les consommateurs, « une problématique sociétale gigantesque » selon les mots d’Olivier Leurent. « Sur la nocivité des produits stupéfiants, nous avons peu de campagnes d’information et de prévention » critique-t-il, tout en s’alarmant que « ceux qui avouent consommer du cannabis sans l’ombre d’une conscience de transgresser la loi ». « On se définit consommateur de cannabis comme consommateur d’alcool. Le sentiment de transgression n’existe plus » déplore-t-il.
Enfin, sujet « tabou » des mots mêmes du sénateur LR Francis Szpiner, ancien avocat, il est nécessaire de travailler sur l’origine des fonds de la défense et notamment des avocats, en s’attaquant plus globalement à la « corruption de basse intensité ». Nicolas Bessone fait pourtant part d’un certain pessimisme, décrivant « une bataille perdue » sur ce point. De son côté, il plaide pour des peines et juridictions « spéciales », calquées sur les procès contre les terroristes, face à la complexité des grilles de lecture et « la peur des jurés » … sans oublier les « collaborateurs de justice », « un instrument très fort pour taper sur le haut du spectre ».
Quoiqu’il en soit, cette lutte s’annonce longue et ardue, en atteste la conclusion, non sans humour, du président de la commission d’enquête, Jérôme Durain : « Merci pour cette vertigineuse promenade au bord du gouffre ».
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