« Il est toujours intéressant de venir dans cette maison parler de la problématique des stupéfiants. Au moment où l’Etat était le principal dealer public du pays avec la Régie française de l’opium, c’est dans cette maison que les parlementaires radicaux et médecins ont décidé de mettre en cause la pratique qui consistait à faire de l’argent sur le trafic des stupéfiants au nom d’une problématique de santé publique », déclare Alain Bauer en ouverture de son audition. Une référence à la fin du XIXème et au début du XXè siècle où l’Etat français détenait la régie de l’opium et disposait du monopole de l’achat, de la production et de la vente d’opium en Indochine. La Régie de l’opium finance alors largement le budget colonial en Indochine.
A travers cet exemple, le professeur de criminologie insiste sur l’importance de dresser un bilan de la situation en matière de narcotrafic afin de formuler une réponse adaptée. Ce dernier retrace notamment les changements de paradigme dans la lutte contre les stupéfiants, partant d’une politique de santé publique pour devenir une politique pénale répressive.
« La loi de 1970 ne traite pas de manières différenciées des problèmes différents »
« Nous avons une vision pénale des stupéfiants », explique Alain Bauer rappelant l’existence d’un changement majeur dans la politique française de lutte contre les stupéfiants à partir de la loi du 31 décembre 1970. Pour Alain Bauer, la « vision pénale » des stupéfiants débute véritablement à cette dat,e lorsque le législateur décide d’incriminer l’usage simple de stupéfiants. Le professeur de criminologie explique notamment que la loi de 1970 résulte d’une « injonction américaine » du président Richard Nixon, alors que « la diffusion des produits de haute qualité de labos corso-marseillais avait submergé le marché américain ». Dans les années 1960 et 1970, des groupes mafieux comme la French connection ont exporté en masse des drogues semi-synthétiques comme l’héroïne vers les Etats-Unis.
« L’effet imprévu, pervers de la loi de 1970 est que ne sachant pas faire le tri entre consommateur, consommateurs/ dealers et gros trafiquants, elle a créé l’idée qu’il fallait tout réprimer de la même manière, prison pour tout et pour tous, ça ne marche pas », tance Alain Bauer qui considère que la loi de 1970 a bousculé la culture française en matière de gestion des risques et des trafics liés aux stupéfiants. « La loi de 1970 ne traite pas de manières différenciées des problèmes différents », déplore Alain Bauer insistant sur la nécessité pour une politique publique de différencier entre les consommateurs et les trafiquants majeurs. Une répression indifférenciée qui fait de « la politique de lutte contre les stupéfiants un échec conceptuel, structurel et opérationnel », juge Alain Bauer.
« L’injonction comme un élément de politique médicale est un élément structurant d’une politique de réponse au fléau de la consommation »
Depuis les années 1970, la France s’est dotée d’une législation particulièrement répressive à l’encontre des consommateurs de stupéfiants et l’usage de stupéfiants peut être puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. Une erreur selon Alain Bauer qui, tout en réaffirmant son opposition à une politique de légalisation de certains stupéfiants, plaide pour envisager le trafic de stupéfiants sous le prisme d’une politique de santé publique et non de politique pénale. Le professeur de criminologie se positionne en faveur d’une évolution du cadre d’action dans la lutte contre le narcotrafic et préconise en premier lieu d’insister sur les processus de désaddictions. « L’injonction comme un élément de politique médicale est un élément structurant d’une politique de réponse au fléau de la consommation et par ailleurs de réponse aux réseaux et aux trafics », explique Alain Bauer selon lequel, viser les consommateurs victimes d’addiction représentent le moyen d’action le plus efficace pour endiguer le volume de trafic de stupéfiants. « Je crois à l’injonction thérapeutique comme l’élément d’une politique de santé publique qui touche l’essentiel des personnes qui sont directement victimes, car ce sont des malades, il faut réintégrer cette dimension », poursuit Alain Bauer.
Repenser la réponse pénale
Par conséquent, développer une approche de santé publique implique de repenser la réponse pénale dans son ensemble. « On s’est rendu compte que le territoire du deal et les problématiques du deal n’étaient pas sur la consommation, mais sur les réseaux de distribution », explique le professeur de criminologie. « Chez les primo-délinquants (en matière de stupéfiants) 70 % ne vont pas récidiver, 30 % vont récidiver et […] ensuite on a environ 5 % des gens qui produisent 50 % des faits », souligne Alain Bauer. De ce fait, le professeur de criminologie insiste sur l’importance de ne pas traiter les consommations récréatives et addictives de manière pénale. Ce dernier juge que, dans les cas des consommateurs-dealers, « contrairement à une idée largement répandue, les courtes peines et les mesures éducatives immédiates et rapides sont extrêmement positives ». Pour le professeur du CNAM tout l’enjeu de la politique pénale de répression du trafic de stupéfiants doit se diriger contre les 5 % de récidivistes réguliers et les gros trafiquants qu’il appelle à « réprimer avec la plus grande force de la loi ». Par ailleurs, le recours aux amendes forfaitaires, existant depuis 2020, n’est pas considéré comme un moyen significatif d’action.