L’issue de plus de dix ans de procédure judiciaire. Dans un arrêt rendu ce jeudi 27 février, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné la France à verser entre 5.600 et 16.000 euros aux proches de Rémi Fraisse pour réparer le dommage moral causé par la mort du jeune homme de 21 ans en 2014. Les juges européens pointent « les lacunes du cadre juridique et administratif alors applicable et des défaillances de l’encadrement dans la préparation et la conduite des opérations litigieuses ».
La France condamnée, une première dans l’affaire Fraisse
Ils estiment ainsi que « le niveau de protection requis dans le cas d’un recours à une force potentiellement meurtrière n’a pas été garanti » et précisent dans la décision rendue que la France était le « seul pays à utiliser de pareilles munitions », des grenades « d’une dangerosité exceptionnelle », dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre. La Cour s’est basée sur l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme relative au droit à la vie pour condamner la France. Les juges devaient aussi se prononcer sur l’impartialité de la procédure judiciaire conduite en France. La Cour considère que le travail des juges nationaux « n’est entaché d’aucun manquement à l’indépendance ou à l’impartialité ».
Patrice Spinosi, l’avocat de Jean-Pierre Fraisse, le père de la victime, a réagi à cette décision auprès de l’AFP en rappelant qu’il « aura fallu plus de dix ans et l’appui de la Cour européenne des droits de l’Homme pour que la responsabilité de l’État français dans la mort de Rémi Fraisse soit enfin reconnue ». Il a appelé la France à « tirer toutes les conséquences de cette décision » en revoyant « en profondeur sa politique de maintien de l’ordre ». Arié Alimi, second avocat du père de Rémi Fraisse, a lui estimé dans un communiqué que « les membres du gouvernement de l’époque qui ont donné les ordres ont la responsabilité de la mort de Rémi ».
Le gendarme auteur du lancer mortel jamais poursuivi
L’affaire Rémi Fraisse a connu un long parcours judiciaire. Les faits se sont produits dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014 sur le site du chantier du barrage de Sivens, dans le Tarn. Contesté par des militants écologistes, le projet était censé permettre d’irriguer les exploitations de plusieurs agriculteurs de la région.
La nuit du drame, les forces de l’ordre interviennent pour déloger les manifestants qui occupent le site. De violents affrontements ont lieu. Les gendarmes font usage de la force et de munitions pour disperser les activistes. Vers deux heures du matin, Rémi Fraisse est touché par une grenade offensive OF-1 lancée par un des militaires. L’engin se coince entre le sac à dos et le dos du jeune homme, qui décède sur le coup au moment de l’explosion. L’affaire fait grand bruit et suscite la colère de nombreux militants écologistes. Les causes précises de la mort de Rémi Fraisse ne sont connues que le 28 octobre, après les conclusions de la police scientifique. Face à ce délai, le gouvernement d’alors est accusé d’avoir voulu étouffer l’affaire.
Une enquête administrative est ouverte, tout comme une information judiciaire contre X pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Dès les premières semaines suivant le drame, le gendarme incriminé se défend de toute volonté de tuer, même s’il reconnaît être à l’origine du lancer mortel. « Ce qui s’est passé est un accident. Il n’est ni coupable ni responsable, mais il était présent et c’est sa grenade qui a tué Rémi Fraisse », souligne son avocat, Me Jean Tamalet, lors d’un entretien accordé au Parisien le 26 novembre 2014.
Un non-lieu prononcé au pénal en France
Une semaine plus tard, l’enquête administrative de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) conclut qu’aucune faute ne peut directement être imputée aux gendarmes dans la mort de Rémi Fraisse. Le rapport indique que celui-ci est bien mort à cause d’une grenade OF-1, mais que le gendarme mis en cause avait « démontré sa volonté d’éviter de blesser un manifestant en prenant la précaution d’utiliser une paire de jumelles pour vérifier si personne ne se trouvait dans la zone ». Le rapport est critiqué par la famille de Rémi Fraisse, qui dénonce des « mensonges ».
Brièvement mis en garde à vue en janvier 2015, le gendarme ressort de son interrogatoire sans être poursuivi par la justice. Il ne sera entendu une seconde fois qu’un an plus tard, en mars 2016. Les juges d’instruction placent le militaire sous le statut de témoin assisté dans cette affaire. L’enquête est requalifiée en « homicide involontaire ». Une audition suivie de nouvelles révélations de Mediapart sur les circonstances de la mort de Rémi Fraisse, quelques jours plus tard. Le média révèle que le jeune botaniste avait les mains en l’air au moment du lancer.
L’instruction s’accélère à l’approche de l’été 2017. Le parquet de Toulouse requiert un non-lieu dans cette affaire. Le procureur de la République précise que le gendarme a « effectué dans des conditions d’absolue nécessité et de stricte proportionnalité un lancer de grenade OF-F1 ». Un document qui souligne dans le même temps la personnalité pacifiste de Rémi Fraisse, la victime du lancer mortel : « Rien dans son parcours, bien au contraire, ne met en exergue une quelconque agressivité ou acte de violence à l’encontre des institutions ou représentants des forces de l’ordre. »
Le non-lieu est finalement ordonné par les juges à l’hiver suivant, en janvier 2018. La famille de Rémi Fraisse continue de contester la version des gendarmes et fustige des manquements des forces de l’ordre au moment des affrontements. Elle fait appel de la décision. Deux ans plus tard, la décision initiale est confirmée en seconde instance. Les différents pourvois en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Toulouse déposés sont rejetés par la plus haute juridiction française. Aucun procès sur l’affaire Rémi Fraisse n’aura lieu.
Une « responsabilité sans faute » reconnue devant le tribunal administratif
Devant la justice administrative, la famille de Rémi Fraisse aura en revanche obtenu une victoire. En novembre 2021, l’État est condamné à indemniser cette dernière à hauteur de 46.400 euros. Les juges reconnaissent une « responsabilité sans faute de l’État » dans ce dossier. « Nous persistons à dire qu’il y a une faute de l’État et que Rémi Fraisse, qui était totalement pacifique, n’était pas visé par cette opération de maintien de l’ordre », expliquait alors l’un des avocats de la famille, Me Etienne Noël. La saisie de la Cour européenne des droits de l’homme, était, jusqu’à la décision d’aujourd’hui, leur dernier espoir de voir une faute de la France officiellement reconnue dans cette affaire.
L’affaire Fraisse a eu de nombreuses répercussions. Le projet du barrage de Sivens a définitivement été annulé. De nombreux rassemblements en hommage au jeune homme ont eu lieu dans plusieurs régions françaises durant les années suivant son décès, notamment sur le site de zone à défendre (ZAD). Les grenades offensives OF-1 ont par ailleurs été définitivement interdites au sein des forces de l’ordre en 2017.