Manifestation d’ultradroite à Paris : le rassemblement du « Comité du 9 mai » aurait-il dû être interdit ?
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Chaque année, ces mêmes images de militants vêtus de noirs, défilant en rangs dans les rues de Paris derrière des drapeaux frappés d’une croix celtique, suscitent l’indignation d’une large partie de la classe politique. Depuis 30 ans, à l’appel du « Comité du 9 mai », les membres de nombreux groupuscules d’ultradroite se réunissent pour rendre hommage à Sébastien Deyzieu, militant pétainiste décédé en marge d’une manifestation en mai 1994.
« Sa mort est commémorée tous les ans depuis, avec une assistance qui a fondu petit à petit », observe le politologue spécialiste de l’extrême droite Jean-Yves Camus, « celle-ci a repris de l’ampleur depuis l’année dernière, à la faveur de la multiplication des groupuscules d’extrême droite à Paris et surtout en province ». Selon les premiers décomptes, la manifestation de ce samedi a rassemblé autour de 600 personnes, un chiffre similaire à celui de l’an dernier.
Un hommage qui tourne aujourd’hui à la démonstration de force. « La plupart des manifestants n’étaient pas nés en 1994. Ce rassemblement est devenu une occasion de se montrer dans la capitale, un rituel. On le voit à la manière dont il est organisé, les militants défilent en rangs, ils entonnent des slogans en chœur », analyse Jean-Yves Camus.
« Ces groupes ont l’impression de faire l’objet d’une véritable persécution politique »
Les images impressionnantes des cortèges de 2023 avaient d’ailleurs poussé le gouvernement à réagir. Quelques jours après la manifestation, Gérald Darmanin avait demandé aux préfets de prononcer des arrêtés d’interdiction visant « tout militant d’ultradroite ou d’extrême droite et toute association ou collectif, (…) qui dépose une demande de manifestation ». Cette année, la préfecture de police de Paris avait donc interdit le rassemblement, afin de « prévenir les risques de désordre et les atteintes à l’ordre public », avant que sa décision ne soit annulée par le tribunal administratif de Paris, au nom de la liberté de manifester.
Une décision qui ne surprend pas Serge Slama, professeur de droit public : « À l’époque de l’annonce de Gérald Darmanin, nous avions déjà dit qu’elle n’était pas réaliste. Le ministre de l’Intérieur ne peut pas demander aux préfets une interdiction systématique de manifestations, ces mesures sont prises au cas par cas, car il faut des éléments suffisants pour prouver le risque de trouble à l’ordre public. »
Pour Jean-Yves Camus, une interdiction systématique pourrait même s’avérer contre-productive, permettant aux militants d’ultradroite de s’ériger en victimes d’une répression de l’État. « Depuis que les dissolutions se multiplient, ces groupes ont l’impression de faire l’objet d’une véritable persécution politique, c’est aussi ce sentiment qui semble aujourd’hui un peu souder les troupes », estime le politologue.
« Une sorte de cocotte-minute susceptible d’exploser à tout moment »
La manifestation du « Comité du 9 mai » rassemble en effet un grand nombre de groupuscules d’ultradroite, mouvance marquée ces dernières années par plusieurs dissolutions d’associations : le Bastion social en 2019, Génération identitaire en 2021, les Zouaves Paris en 2022, la Division Martel il y a quelques mois… Reformer ces groupes, de façon « ouverte ou déguisée », est aujourd’hui puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
« La dissolution est efficace pour son côté électrochoc, elle permet de passer un coup de balais en empêchant un groupe de se rassembler. Mais il appartient ensuite aux forces de l’ordre, ou aux services de renseignements, d’enquêter sur ce délit de reconstitution de ligue dissoute. C’est une arme qui est très peu utilisée à l’égard de l’extrême droite, alors que l’incrimination est très large, même une reconstitution “de fait” peut constituer un motif de poursuites », explique Serge Slama.
Pour Jean-Yves Camus, les poursuites pour reconstitution de ligues dissoutes présentent cependant un risque : « J’ai l’impression que cette mouvance est une sorte de cocotte-minute dont le couvercle tient bon, mais est susceptible d’exploser à tout moment car ces gens se vivent de plus en plus comme des parias, des citoyens pourchassés à qui on retire des libertés fondamentales ». Une manière plus « efficace » de poursuivre ces manifestants, juge le spécialiste de l’extrême droite, serait de les attaquer sur des délits de droit commun : « Cela me paraît judicieux de dire à ces militants qu’ils peuvent avoir leurs opinions, même si elles sont détestables, mais qu’ils n’ont pas le droit de s’en prendre aux personnes ou aux biens. »
« On peut reprocher aux forces de l’ordre l’absence d’interpellations »
Avec leurs visages cagoulés, leurs tatouages nazis et leurs t-shirts aux messages suprémacistes, une large partie des militants réunis ce 11 mai cochaient pourtant les cases des motifs initialement brandis par le préfet pour justifier l’interdiction : « dissimulation illicite de visage », ou encore risque de « propos nationalistes appelant à la haine et à la discrimination ». « On peut reprocher aux forces de l’ordre l’absence d’interpellations, ne serait-ce que pour dissimulation du visage, c’est un délit et ils le constatent toutes les semaines avec les black blocs », estime Serge Slama.
Une absence d’interpellations d’autant plus regrettable, selon le juriste, qu’elles auraient pu servir de preuves « sur lesquelles s’appuyer pour justifier le risque de trouble à l’ordre public », et ainsi interdire de futurs rassemblements du même type. « Il y a une forme de passivité de l’État, qui interdit par réflexe les manifestations, même si le préfet sait qu’une fois sur deux elle sera autorisée par le tribunal administratif, pour ensuite laisser passer des infractions et simplement encadrer ces cortèges », déplore-t-il.
Le professeur de droit public dénonce même un « deux poids deux mesures » dans l’action des forces de l’ordre, également sollicitées ce week-end pour encadrer le rassemblement de militants écologistes contre deux projets de « mégabassines » dans le Puy-de-Dôme. Le déploiement de drones de la gendarmerie pour surveiller les manifestants a été interdit de justesse par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand. « Pourquoi un tel déploiement d’effectifs policiers en Auvergne, mais aucune verbalisation à Paris ? », interroge Serge Slama.
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