Récemment, les écoutes judiciaires font du bruit. Au détour de l’article 3 de la loi d’orientation et de programmation de la justice, le gouvernement entend en effet permettre aux enquêteurs d’activer à distance les « appareils connectés » – comprendre les téléphones – à des fins de géolocalisation ou de captation de son et d’image, sur décision du juge des libertés ou du juge d’instruction. En l’état, l’activation de la géolocalisation est possible dans le cadre d’enquêtes concernant des crimes punis de cinq ans d’emprisonnement ou plus, et la mise sur écoute seulement dans des enquêtes concernant le terrorisme et le crime organisé. « L’article 3 comporte plusieurs dispositions de modification du code de procédure pénale, en plus de l’habilitation à réformer ce code à droit constant », précise la rapporteure du texte au Sénat, la sénatrice LR Agnès Canayer. « Ce dispositif-là est un outil supplémentaire mis à disposition des enquêteurs, qui pose effectivement un certain nombre de questions eut égard aux libertés individuelles et au respect de la vie privée, notamment », concède-t-elle.
« C’est toujours un problème d’équilibre »
Dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d’Etat estime que les techniques actuelles de mise sur écoute, qui nécessitent d’entrer dans le domicile du suspect, « ont perdu de leur efficacité. » Sur l’exploitation des données de géolocalisation, les garanties données par le gouvernement sont jugées suffisantes par le juge administratif, et l’activation à distance « n’appelle pas d’objection. » En ce qui concerne la captation de sons et d’images, en revanche, le dispositif présenté par l’exécutif à ce jour « porte une atteinte importante au droit au respect de la vie privée des lors qu’elle permet l’enregistrement […] y compris dans des lieux d’habitation, de paroles et d’images concernant aussi bien les personnes visées par les investigations que des tiers. »
Pour autant, le Conseil d’Etat concède que « le recours à cette technique est aujourd’hui une condition du maintien de l’efficacité des techniques spéciales d’enquête en présence de certaines formes, particulièrement redoutables, de criminalité et de délinquance en bande organisée. » Tout est donc une question d’équilibre, explique Agnès Canayer, qui sera chargée d’encadrer le dispositif en commission des Lois, mercredi prochain : « C’est toujours un problème d’équilibre. Tel qu’on l’envisage, c’est circonscrit à des enquêtes pénales, sous contrôle d’un juge. La difficulté c’est que la criminalité organisée dispose de moyens modernes. Quand ils échangent par messagerie cryptée ou passent par du satellitaire, ils passent entre les mailles du filet. Donc comment on donne des outils qui sont à la hauteur des pratiques actuelles pour donner des solutions ? »
« C’est inévitablement une proposition qui peut être très attentatoire à la vie privée »
Malgré ces évolutions des techniques d’enquête présentées comme « nécessaires », certains, comme les avocats du Barreau de Paris, alertent sur « une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l’ordre public. » Le Conseil de l’Ordre estime ainsi dans un communiqué que ces dispositions « apparaissent contraires à la Constitution, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi qu’à la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne. »
« Cela fait partie des points sur lesquels nous allons être particulièrement vigilants », estime la sénatrice communiste Cécile Cukierman. « C’est inévitablement une proposition qui peut être très attentatoire à la vie privée, et ce n’est pas forcément être naïf sur les nouveaux procédés des enquêtes criminelles que de le dire. Aujourd’hui, un téléphone portable, c’est une mini-vie, il y a presque plus de données que dans un domicile. Certes, la technologie et les organisations criminelles, tout comme la menace terroriste, évoluent. Mais on est quand même sur une intrusion dans la vie privée », poursuit-elle.
« Quid demain de l’utilisation de tels dispositifs à destination de militants associatifs, politiques ou syndicaux ? »
D’autant plus que la sénatrice communiste craint une « généralisation » de ce type de dispositifs : « On sait aujourd’hui, le droit est ainsi fait, que l’on peut commencer par tester des procédures dites d’urgence, qui ont tendance à se généraliser dans le droit ensuite. » Ainsi, dans le cadre du mouvement social contre la réforme des retraites, des arrêtés d’interdiction ont été pris par des préfectures sur le fondement de l’article L. 226-1 du code de la sécurité intérieure, qui concerne les événements exposés à un risque terroriste. Dans le Loir-et-Cher, le tribunal administratif d’Orléans avait par exemple suspendu l’arrêté d’interdiction de manifestations lors d’un déplacement d’Emmanuel Macron.
« Nous votons la loi aujourd’hui, mais elle est censée être applicable dans dix ans. Quid demain de l’utilisation de tels dispositifs à destination de militants associatifs, politiques ou syndicaux, quelles que soient d’ailleurs les idées politiques qu’ils défendent ? Sans angélisme, ni naïveté, attention à une société sous contrôle. Quand on fait la loi, il faut garder la tête sur les épaules » interroge Cécile Cukierman. Pour les communistes, le dispositif n’est donc – en l’état – « pas acceptable. » Même du côté de la commission des Lois, on juge que la version du gouvernement, « c’était un peu open bar. »
Mais le président de la commission, François-Noël Buffet, au micro de Public Sénat, l’assure : « Vous connaissez la jurisprudence constante du Sénat sur sa volonté de préserver les libertés publiques, y compris les libertés individuelles. Nous aurons des propositions en commission sur ce point en particulier pour encadrer de façon un peu plus serrée les choses pour ne pas empêcher les services de travailler sur la criminalité importante, grave, mais protéger les libertés individuelles. »
La commission des Lois proposera un encadrement du dispositif mercredi 31 mai
Cécile Cukierman confie, elle aussi, « attendre le passage en commission », mercredi 31 mai prochain, pour statuer définitivement. Le Conseil d’Etat aussi, demande un encadrement plus fort, notamment de la captation à distance d’image et de son, en limitant l’autorisation du juge des libertés à quinze jours renouvelables une fois, contre un mois renouvelable une fois actuellement. Du côté de la commission des Lois du Sénat, la rapporteure Agnès Canayer explique plancher sur une restriction du champ d’application de cette activation à distance, même pour les données de géolocalisation. Une des pistes étudiées serait de limiter la possibilité pour les juges d’autoriser ce recueil de données aux seuls enquêtes concernant des crimes pour lesquels on encourt des peines supérieures à dix ans, et plus cinq ans, comme dans la version initiale.
Le Conseil d’Etat préconise aussi d’étendre l’interdiction de géolocaliser les avocats, les magistrats, les médecins, ou les journalistes – prévue dans la loi – à la mise sur écoute par activation du téléphone à distance. Ce dispositif de mise sur écoute à distance ne concernant que le terrorisme et le crime organisé, l’enjeu pour la commission des Lois serait plutôt d’interdire ce type d’écoutes pour le motif de la protection des sources si un journaliste venait à rencontrer quelqu’un soupçonné dans une enquête pour terrorisme dans le cadre de son travail par exemple. De même pour un avocat qui rencontrerait un client. Mais pour un avocat ou un journaliste directement concerné par une enquête, l’autorisation de mise sur écoute à distance pourrait être validée par un juge. « Il faut ficeler tout ça », confie-t-on à la commission. Les sénateurs ont jusqu’à mercredi prochain pour plancher sur le sujet.