15 milliards de m3 de gaz naturel liquéfié (GNL) supplémentaires livrés à l’Europe, c’est la proposition des Etats-Unis pour réduire la dépendance de l’Europe au gaz russe. Dans une déclaration conjointe avec Ursula von der Leyen ce vendredi matin, Joe Biden a en effet annoncé un effort américain de livraison de GNL en Europe et la création d’une « task force » pour travailler sur l’indépendance énergétique européenne vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine. S’il était évidemment important pour l’Europe d’élargir ses perspectives d’importations énergétiques, les 15 milliards de m3 de GNL américain ont l’air d’une goutte de gaz liquéfié dans l’océan des 155 milliards de m3 de gaz naturel importés de Russie. Ainsi, la Commission européenne mise sur d’autres importations de GNL du Qatar, d’Amérique latine ou d’Australie pour atteindre 50 milliards de m3 de GNL importés. En outre, les combustibles fossiles devraient constituer un recours inévitable pour se passer du gaz russe, faisant de la guerre en Ukraine un obstacle supplémentaire à la lutte contre le réchauffement climatique. En France, la centrale à charbon de Saint-Avold pourrait par exemple ne pas fermer, annonce Europe 1.
» Pour en savoir plus : La (co) dépendance énergétique de l’Europe et de la Russie en chiffres
En parallèle, l’Europe va aussi devoir accélérer le déploiement des renouvelables (solaire, éolien, méthane), alors que le reste du plan s’appuie sur des économies d’énergie et le décalage de la fermeture des centrales nucléaires. Bref, face à la crise énergétique provoquée – aggravée en fait – par la guerre en Ukraine, l’Europe fait feu de tout bois. On peut déjà douter de la capacité européenne à effectivement substituer un peu moins de la moitié de ses importations de gaz naturel en pleine transition énergétique. Pour se passer du charbon, beaucoup d’Etats européens avaient misé sur le gaz naturel pour décarboner leur mix énergétique, celui-ci étant environ 2 fois moins émetteur de gaz à effet de serre que le charbon, mais 10 à 40 fois plus que les énergies renouvelables ou le nucléaire. Et même en supposant que l’Europe arrive à relever ce défi industriel et commercial, cela ne résoudrait finalement pas les problèmes structurels d’indépendance énergétique auxquels elle était confrontée, bien avant la crise ukrainienne.
« Le gaz naturel liquéfié (GNL) coûte plus cher »
Maria-Eugenia Sanin, économiste spécialiste des questions énergétiques, assure qu’à court terme, l’importation de GNL et les autres mesures de substitution sont déjà « compliquées » à mettre en place, notamment « parce qu’on travaille pour tenir l’hiver prochain, ce qui pose des questions de stockage. » Mais la principale problématique reste la question du prix, pour la maîtresse de conférences à l’Université Paris Saclay : « Le gaz naturel liquéfié (GNL) coûte plus cher, d’autant plus que cela va nécessiter des nouvelles infrastructures pour l’importer des Etats-Unis. La stratégie GNL, c’est une augmentation des prix. En gérant la quantité, on oublie que le marché est unifié et donc que, si la demande augmente parce que l’on veut stocker pour l’hiver et remplacer le gaz russe, on va faire augmenter le prix, puisque l’offre est limitée à court terme. » Face à cette augmentation inévitable des prix, deux options sont sur la table.
D’une part, une solution « très technique » consisterait à « découpler le prix du gaz du prix de l’électricité », en « rémunérant d’une façon différente le marché électrique et le marché du gaz », ce qui présupposerait de réformer le fameux marché européen de l’électricité. Celui-ci fonctionne aujourd’hui selon un système de « coût marginal », c’est-à-dire que le dernier moyen de production mis en vente – de l’électricité d’appoint en quelque sorte – fixe le prix pour pouvoir rentrer dans ses coûts de fonctionnement. Le montage est extrêmement technique, mais la conséquence est assez simple : les prix de l’électricité produite au gaz naturel et par d’autres moyens sont « couplés. » Les découpler permettrait de protéger les autres moyens de production de l’augmentation des prix due à la guerre en Ukraine et les futures importations de GNL, plus cher. L’autre option, explique Maria-Eugenia Sanin, serait de tout simplement limiter le prix du gaz à un prix maximal. « La France, l’Espagne et le Portugal poussent » pour une mesure permettant d’atténuer les effets de cette augmentation des prix, mais « l’Allemagne s’y oppose par peur que le gaz aille ailleurs si on limite les prix », explique l’économiste.
Une « interdépendance » structurelle
En tout état de cause, Maria-Eugenia Sanin explique bien que ces mesures – tant sur la quantité de gaz disponible que sur le prix – « ne vont pas pouvoir résoudre le problème à moyen-long terme. » Cette spécialiste des questions énergétiques rappelle que « les prix flambaient déjà avant la guerre en Ukraine » et posaient déjà « la problématique de l’indépendance énergétique » de l’Europe. « Ursula Von der Leyen accusait déjà Poutine de ne pas livrer suffisamment de gaz [pour faire monter les prix], et des acteurs se plaignaient que c’était moins rentable d’acheter du gaz que de vider les stocks avant l’hiver. » L’économiste parle « d’interdépendance » structurelle entre l’Europe et la Russie au niveau énergétique. Interdépendance, parce que l’Europe a autant besoin du gaz russe que la Russie a besoin d’exporter son gaz, son pétrole et son charbon en Europe (8,5 % de son PIB). Structurelle parce que – contrairement au pétrole – le gaz nécessite d’énormes investissements dans des infrastructures, comme l’Allemagne en a consenti sur Nordstream, ce qui rend maintenant « plus compliqué » la substitution énergétique.
« On parle moins du pétrole parce qu’il est plus facilement substituable. Les infrastructures russes nous mettent en interdépendance sur le gaz, alors que le prix du brent est mondial, on est habitué à importer le pétrole d’un pays ou d’un autre et on n’a pas construit d’infrastructures spécifiques », détaille Maria-Eugenia Sanin. Après avoir tant investi dans des infrastructures, « c’est à la fois plus compliqué pour nous de changer de fournisseur, et pour la Russie de se passer de nos paiements. » À plus long terme, les solutions existent, « mais il aurait fallu le faire il y a déjà 10 ans », regrette la maîtresse de conférences. Investir dans la transition énergétique, dans des vecteurs de stockage propre de l’énergie, comme l’hydrogène vert et les batteries, et la diversification de nos partenaires commerciaux sans se passer du nucléaire trop rapidement, sont autant de pistes évoquées. Face à l’urgence de la crise climatique et de la pression des sanctions à l’égard de la Russie, ces solutions paraissent de plus en plus lointaines.