La nuit, Adeline hurle : « Un cri étouffé », dit-elle, « pour ne pas réveiller les filles, mais c’est le seul moment que j’ai pour moi, le seul moment pour évacuer la charge ». Car Adeline se sent sous pression en permanence. Depuis six ans, elle élève seule ses deux filles de 10 et 7 ans. Elle a quitté leur père, un homme violent : « C’était ça ou mourir. J’ai pris deux valises, les filles sous le bras et je suis partie ». Elle vit désormais près de chez ses parents. Elle a obtenu la garde, trouvé un logement, et a pu changer de travail. Mais depuis 6 ans, la reconstruction est difficile. Traumatisée par les coups et désormais seule pour éduquer ses filles, elle a plus d’une fois failli sombrer. « Si je n’avais pas eu mes parents, je ne serais pas là ».
Annie et Jean-Yves l’aident dans son quotidien, régulièrement ils vont chercher ses filles à l’école, l’accompagnent dans ses démarches administratives et judiciaires et la soutiennent financièrement. « On n’a pas hésité, on ne pouvait pas la laisser dans la galère », explique Jean-Yves, « donc on a tapé dans nos économies, on n’a pas regardé et on continue ».
« Il faut mettre sa fierté de côté »
Car depuis sa séparation, Adeline a l’impression d’être tombée dans un gouffre financier, « je ne suis pas dans le rouge, je suis dans le rouge cramoisi, voire brûlé ». Et elle a du mal à sortir la tête de l’eau. Enseignante, elle est en arrêt depuis plus d’un an : « Je n’y arrivais plus », dit-elle. Elle touche donc la moitié de son salaire, 1000 euros par mois. Elle n’a pas de pension alimentaire : « La juge a estimé que Monsieur n’était pas soumis à une pension alimentaire, car il avait un trajet pour le droit de visite, et ce trajet a un coût ». Adeline touche donc une aide de la Caf, l’allocation au soutien familial, 180 euros par mois par enfant. « Quand on prend la dernière facture de cantine, on est à 97 euros par enfant, ça ne fait pas le joint ». La cantine, les vêtements, les soins, il faut tout payer. L’angoisse d’Adeline, ce sont les imprévus : « J’ai une voiture, c’est un luxe, mais quand elle tombe en panne, c’est la dégringolade ». Une paupérisation qu’Adeline vit mal : « Il faut mettre sa fierté de côté », dit-elle.
Une famille sur quatre
Tout assumer seule comme Adeline, c’est le lot de plus en plus de parents. Devenus solos soit après une séparation, soit par choix, ces parents qui ont la charge quotidienne de leurs enfants représentent aujourd’hui une famille sur quatre, et sont devenus en quelques années un fait social. Leur nombre a explosé après le vote de la loi sur le divorce par consentement mutuel en 1975 : de 20 % en 2011, il s’établit désormais à 25 %. Des familles monoparentales qui ont à leur tête principalement des femmes, à 80 %, et qui sont plus susceptibles de vivre dans la précarité : 41 % vivent sous le seuil de pauvreté contre 15 % pour une famille nucléaire.
« Tout repose sur vous »
« Les politiques publiques de soutien des familles monoparentales, elles existent dans notre pays, mais elles ne sont parfois, pas cohérentes, elles ne sont parfois pas assez efficaces par rapport aux objectifs qu’elles se sont fixés », reconnaît Colombe Brossel. Sénatrice socialiste de Paris, elle dirige une mission d’information sur les familles monoparentales. Avec les membres de la délégation aux droits des femmes, elles ont mené une vingtaine d’auditions : « Au-delà des constats quantifiables comme la baisse de niveau de vie, il y a d’autres sujets, l’isolement et la charge mentale. Lorsque vous êtes famille monoparentale, tout repose sur vous et donc ces sujets-là aussi ont besoin d’être accompagnés par des politiques publiques ».
Lutter contre la précarité
Pour lutter contre la précarité de ces familles, les sénatrices proposent de renforcer les dispositifs existants des caisses d’allocations familiales.
Les aides dans un premier temps ne sont pas suffisantes selon Colombe Brossel : « il coûte en moyenne 750 euros pour élever un enfant et le montant moyen des aides ou des pensions alimentaires est de 180 euros par mois, donc il y a un ajustement à faire. On aimerait retravailler sur le barème qui a été élaboré il y a plusieurs années ».
Par ailleurs, les sénatrices ont constaté que beaucoup de familles n’ont pas recours aux prestations auxquelles elles ont le droit, souvent par méconnaissance. « La première de nos préconisations, c’est d’organiser une grande campagne d’accès aux droits car sur l’ensemble des prestations, il y a beaucoup de non-recours ».
Enfin, la sénatrice propose de renforcer le pôle intermédiation financière des caisses d’allocation familiales (CAF). Ce pôle permet aux CAF, depuis le 1er janvier 2023, de s’occuper des paiements des pensions alimentaires. Un système qui décharge les couples séparés des tensions financières, et dont l’objectif à terme est de faire baisser les impayés de 40 % aujourd’hui à 15 % en 2026. Mais pour Colombe Brossel, ce n’est pas suffisant : « Les objectifs fixés par l’Etat manquent d’ambition. On a l’exemple du Québec, il y a un système qui passe directement par les impôts avec un prélèvement direct. Là-bas, 95 % des pensions alimentaires sont payées, donc on pourrait aussi mettre en place un prélèvement à la source qui pourrait nous permettre d’atteindre ces objectifs ».