« Tout ce que j’ai dit est loin d’être réaliste, malheureusement. » Dans une commission d’enquête, il est interdit de mentir, mais pas de rêver. C’est l’exercice auquel s’est livré Alain Fischer, membre de l’Académie des Sciences et professeur au Collège de France devant la commission d’enquête sur les pénuries de médicament. Connu du grand public comme le « monsieur vaccin » du gouvernement pendant la crise covid, le professeur d’immunologie pédiatrique est revenu sur la question des médicaments dits « innovants », les plus chers et les plus rentables pour l’industrie, qu’il connaît bien en tant que spécialiste des thérapies géniques. La version du chercheur est venue nuancer les discours tenus devant la même commission d’enquête par les industriels, comme Sanofi, ou leurs représentants.
L’Organisation professionnelle des entreprises du médicament opérant en France (Leem) avait notamment dénoncé le « poids excessif » de la régulation des prix en mars dernier, en particulier sur les médicaments dits « matures », commercialisés depuis un certain temps et donc moins chers. « Il faut vraiment distinguer la situation des médicaments courants qui ne coûtent pas très cher et la situation des médicaments innovants », concède ainsi Alain Fischer, avant d’attirer l’attention des sénateurs sur la question des prix de ces médicaments innovants et de la situation financière des industriels, mais pas nécessairement avec le même constat que les principaux intéressés.
Prix : « C’est intenable sur la distance »
« Il y a des avancées de la recherche médicale très significatives, avec de vraies avancées thérapeutiques et des perspectives de recherche florissante », explique-t-il. « Ça, c’est la bonne nouvelle. » Mais quand un médecin vous annonce une bonne nouvelle, il faut se méfier. « La moins bonne nouvelle, c’est le prix de ces médicaments », diagnostique-t-il, avant d’énumérer le coût – connu publiquement, puisque le coût réel est négocié avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) – de certaines thérapies : 200 000 euros par an à vie pour la mucovicidose, 100 000 euros par an pour l’hémophilie, 400 000 euros par thérapie génique à base de « CAR-T cells », auxquels il faut ajouter d’autres traitements, voire des greffes de moëlle osseuse. Pour l’amyotrophie spinale, le chercheur évoque même près d’1,9 million d’euros par thérapie. « C’est intenable sur la distance », conclut-il.
« Ces prix sont totalement déconnectés des coûts de recherche, de production et de marketing, et c’est revendiqué par l’industrie », poursuit-il, en développant l’argumentation du secteur pour justifier le prix de ces traitements innovants. Ainsi les coûts de développement seraient plus élevés que les coûts de production du médicament, mais « pas dans une dimension fantastiquement plus élevée », pour Alain Fischer. S’il faut d’après lui « prendre en compte la valeur transformative de certains de ces traitements » et leur côté parfois « one shot », qui veut dire qu’ils ne concernent qu’un petit marché puisqu’un malade en achèterait une seule fois, l’argumentaire de l’industrie, assez partagé au niveau mondial, semble loin de convaincre le spécialiste.
« Nous payons deux fois : pour financer la recherche académique, et pour acheter des médicaments très chers »
« Certes ces médicaments sont sophistiqués, mais la quasi-totalité a été développée par la recherche publique, puis rachetés par l’industrie pharmaceutique à des prix qui représentent une manne pour le monde académique, mais qui est très loin des prix pratiqués », explique-t-il notamment. Concernant l’amyotrophie spinale par exemple, l’Association française contre les myopathies (AFM) touche 15 millions de royalties par an pour un médicament vendu 1,9 million d’euros par malade, et « qui rapporte des bénéfices colossaux », ajoute Alain Fischer à titre de comparaison. « Le retour sur investissement » du monde académique est donc « très insuffisant », d’une part, tandis que le citoyen « paye deux fois », explique le chercheur : « Nous payons la recherche académique par des deniers publics, et nous payons de nouveau le médicament qui est très cher. »
D’autant plus que de son côté, l’industrie ne tient parfois pas sa part du contrat. « Dans mon domaine, les déficits immunitaires héréditaires, il se trouve malheureusement qu’une société s’est retrouvée en monopole des trois médicaments disponibles pour une maladie. Elle a décidé de tout arrêter parce que ce n’était pas assez rentable et il n’y a donc plus de médicaments disponibles aujourd’hui. Il y a des alternatives, ce n’est pas une catastrophe, mais ce n’est pas une bonne nouvelle. C’est quand même une certaine frustration quand on a été impliqué dans ces recherches », raconte Alain Fischer. « Quand il y a un investissement public, il faut qu’il y ait un retour, c’est quand même une mission de service public quelque part », rebondit Laurence Cohen, rapporteure communiste de la commission d’enquête.
« Le curseur est allé progressivement trop loin en faveur de l’industrie pharmaceutique »
Plus fondamentalement se pose la question du partage des gains générés par ces innovations, entre les industriels et la collectivité, estime Alain Fischer : « La moindre des choses, c’est de considérer que le partage des gains doit être équilibré, or je pense qu’aujourd’hui il ne l’est pas. […] Le curseur est allé progressivement trop loin en faveur de l’industrie pharmaceutique. » Un partage de la valeur injustifié au regard de la situation financière du secteur : « Plusieurs publications montrent que les bénéfices du secteur pharmaceutique sont plus importants que tous les bénéfices de tous les autres secteurs industriels. Dans les quinze grandes entreprises mondiales, les dépenses de marketing dépassent largement les dépenses de recherche et développement, tout comme les dividendes distribués et les rachats d’actions. Donc franchement, il me semble qu’il y a un peu de grain à moudre et une marge de négociation possible. »
Le problème, ce n’est pas tant la rentabilité du secteur à proprement parler que la pression concurrentielle, notamment des Etats-Unis. « Le marché du médicament est mondial, et il n’y a pratiquement pas de régulation aux Etats-Unis pour le moment. Le prix des médicaments y est 2 à 3 fois plus élevés qu’en Europe et cela donne un moyen de pression aux industriels, même si le marché européen est très important. La société Blue Bird ne vend plus ses produits qu’aux Etats-Unis. Les prix américains très élevés tirent les prix vers le haut même chez nous. C’est le problème le plus sérieux car il nous échappe, il ne faut pas se faire d’illusions », détaille le chercheur.
« Sans négociation entre le monde public et le monde industriel, on va dans le mur »
Dans un « monde idéal », Alain Fischer suggère que les prix devraient être négociés au niveau mondial en prenant en compte les coûts et les futurs bénéfices des industriels, en se mettant d’accord sur leur niveau. À défaut, « on pourrait réfléchir au niveau européen », d’après lui. « Pourquoi ne pas imaginer comme une Agence européenne du médicament qui fait les autorisations de mise sur le marché, et qui négocierait les prix avec une péréquation pour les pays moins riches. Les vaccins covid pourraient être un exemple à suivre pour les médicaments innovants. »
Et le professeur de médecine d’insister : « C’est une énorme part du marché des médicaments, c’est une force de recherche, économique, politique, importante. L’Union Européenne peut faire beaucoup mieux que des pays isolés », évoque le chercheur. Une chose est sûre : la situation est préoccupante. « L’évolution est indispensable sur les prix, on va dans le mur. Pas immédiatement, mais on y va », assène Alain Fischer avant d’évoquer la nécessité de mettre le public et le privé autour de la table. « Sans négociation entre le monde public et le monde industriel, qui serait dans l’intérêt des deux, on va vers une situation à l’américaine : ceux qui peuvent payer payeront, et les autres n’auront pas accès aux médicaments. »