« En France, l’accès aux soins n’est plus une évidence. » Le diagnostic de Sonia de la Provôté et de Laurence Cohen est sans appel. Respectivement présidente et rapporteure de la commission d’enquête sur les pénuries de médicaments, les sénatrices centristes et communistes dressent un constat commun, qui a d’ailleurs su rassembler l’ensemble des groupes politiques du Sénat dans un esprit de « consensus », dont les sénatrices se félicitent, d’autant plus que le rapport comporte une dimension « assez critique », ajoute Laurence Cohen. Les conclusions de cette commission d’enquête soulèvent en effet plusieurs motifs d’inquiétude, expliquent les sénatrices, mais ceux-ci ont justement réussi à mettre d’accord l’ensemble des forces politiques du Sénat.
« La réalité du contingentement, c’est que c’est un joli mot pour des pénuries partielles »
Le rapport identifie en effet des « dysfonctionnements graves » dans les chaînes d’approvisionnement mondiales des médicaments, avec une augmentation brutale, mais durable des pénuries depuis 2019. En les mesurant par les ruptures constatées par l’ANSM, tout comme par les risques de ruptures signalés à la même autorité par les industriels, la commission d’enquête a clairement identifié un déficit de souveraineté de la France en la matière, « qui n’est plus une puissance pharmaceutique. » Si les difficultés sur le marché sont globales, avec une forte augmentation de la consommation mondiale de 38% sur les dix dernières années, elles sont particulièrement fortes en Europe, et notamment en France.
Le rapport de la commission d’enquête appelle donc à une réponse européenne, coordonnée, pour faire face à ces difficultés structurelles du marché mondial du médicament. Pour le moment, la réponse principale de l’Etat consiste à « contingenter » certains médicaments en tension, mais « la réalité du contingentement, c’est que c’est un joli mot pour des pénuries partielles », rappelle Sonia de la Provôté. D’autant plus que la communication du ministère de la Santé a récemment été « erratique », dénonce le rapport, qui appelle à plus de clarté et de hauteur de vue dans le pilotage. Sur l’amoxicilline, notamment
À plus long terme, il faut donc pouvoir répondre politiquement à ces difficultés, par un « pilotage public », affirme Laurence Cohen, tant à l’échelle européenne, qu’à une échelle parfois plus fine. En effet, la sénatrice communiste prend pour exemple des tensions autour de l’approvisionnement de la France en pilule abortive cet hiver. Alors que le ministre maintenait aux sénatrices qu’il n’y avait pas de pénuries, le planning familial multipliait les alertes. « En fait, sur le plan national, il n’existait effectivement pas de pénurie, mais il y avait une absence de pilule dans telle ou telle région, sur un médicament où l’on ne va pas aller à l’autre bout de la France pour se le procurer », explique Laurence Cohen, en réitérant la nécessité d’un pilotage plus fin sur certaines molécules.
Prix des médicaments : « Les big pharma ont parfois des revendications hallucinantes »
À cet égard, plusieurs chantiers ont été identifiés par la commission d’enquête. D’abord, la liste des médicaments essentiels devra être uniformisée et complétée. « On ne s’y retrouve plus », concède la sénatrice Sonia de la Provôté, malgré la publication en juin 2023 d’une liste de 454 médicaments essentiels, « attendue de longue date », mais encore « incomplète », estime la commission d’enquête, qui appelle à la retravailler avec « plus de transparence. » La question des prix des médicaments dits « matures », c’est-à-dire développés il y a un certain temps et dont les prix sont donc plus bas, a été soulevée dans les auditions par les industriels du médicament. D’après eux, la faiblesse des prix pratiqués en France sur ces médicaments expliquerait les pénuries. Une vision un peu courte pour la rapporteure Laurence Cohen, pour laquelle il faut « démonter cet argument », en rappelant notamment que la Suisse ou l’Allemagne, qui pratiquent des prix supérieurs, sont aussi touchés par des pénuries importantes.
« Assumons le fait que ce soit complexe », ajoute Sonia de la Provôté. Toutefois, le rapport de la commission d’enquête consent à envisager des hausses de prix, « sous certaines conditions », notamment la véritable influence du prix sur l’approvisionnement, tout en appréciant la différence entre les grands laboratoires et les PME. « Les big pharma ont parfois des revendications hallucinantes », lâche Laurence Cohen, qui voudrait donc cibler les hausses sur les médicaments matures produits par des entreprises de moins grande taille. Une telle hausse aurait donc une incidence budgétaire sur les remboursements, et donc les dépenses de santé. « Cela pose en effet la question du PLFSS [projet de loi de financement de la Sécurité sociale, budget de la Sécu, ndlr] et de l’Ondam », ajoute Sonia de la Provôté, à propos du fameux indicateur budgétaire voté tous les ans, et qui délimite l’évolution de l’enveloppe globale des dépenses de santé.
Crédits impôt – recherche : la conditionnalité des aides
Enfin, la commission d’enquête a aussi voulu mettre sur la table la question des aides aux entreprises de l’industrie pharmaceutique, pas suffisamment conditionnées d’après la présidente et la rapporteure. Sonia de la Provôté et Laurence Cohen ont en effet rencontré des difficultés, « et c’est un euphémisme », pour obtenir de Bercy des documents permettant d’évaluer le volet concernant l’industrie pharmaceutique du crédit impôt – recherche (CIR).
« Au bout de nombreuses relances et même menaces, nous avons obtenu une liasse de Bercy qu’il a ensuite fallu décoder », raconte Laurence Cohen, en donnant un chiffre de 710 millions d’euros de CIR qui vont annuellement à l’industrie pharmaceutique. Un délai que les sénatrices estiment anormal. « Il faudrait pouvoir faire le bilan du CIR secteur par secteur, il y a clairement un problème de transparence », a estimé Sonia de la Provôté, en insistant, tout comme Laurence Cohen, sur la conditionnalité des aides.