Un tableau global de la situation, mais aussi des propositions. La commission des affaires sociales du Sénat a adopté mercredi, à l’unanimité, un rapport sur la fiscalité comportementale, que publicsenat.fr a pu consulter. Derrière ce terme, on parle de la fiscalité sur le tabac, l’alcool et les boissons et aliments sucrés ou salés. Un enjeu de santé publique considérable, sur lequel se sont penchées la rapporteure générale de la commission, la sénatrice centriste Elisabeth Doineau, et la sénatrice communiste, Cathy Apourceau-Poly.
« La question qu’on pose, c’est stop ou encore ? Nous retenons de cette étude, qui a été très longue, que la fiscalité n’est pas le seul outil qui est adapté pour essayer de baisser les consommations d’alcool, de tabac et d’aliments sucrés et salés », avance le rapporteure du budget de la Sécu. Elle insiste sur la nécessité de faire changer les habitudes. « Sur le tabac et l’alcool, on est les plus mauvais de la classe en Europe et même au plan international », pointe la sénatrice de la Mayenne. Une consommation qui touche inégalement les populations. « Toutes ces addictions traduisent des inégalités socio-économiques. Les fumeurs sont plus nombreux chez les chômeurs et chez ceux qui ont moins de diplômes », relève la sénatrice centriste.
Pour avancer, les parlementaires font face aux divers représentants d’intérêts, très présents dans ces domaines. « Il y a des lobbies pour le tabac, pour l’alcool et les produits sucrés et salés dans le Parlement, et en dehors du Parlement, faut pas se leurrer », lâche Elisabeth Doineau.
141.000 morts prématurées par an liés au tabac, l’alcool et l’obésité et un coût social de « plus de 100 milliards d’euros »
Le rapport rappelle des chiffres connus, mais qui font froid dans le dos. La consommation de tabac engendre chaque année, en France, 73.000 morts prématurées, 41.000 pour l’alcool et 27.000 pour l’obésité. Soit au total 141.000 décès évitables par an. « Il ne s’agit pas de faire peur, mais il faut avoir cela en tête, les effets sur la santé », souligne Elisabeth Doineau.
Le coût pour la société est tout aussi vertigineux. Le coût net pour les finances publiques est au total d’un peu plus de 5 milliards d’euros. Mais si on regarde le coût social, pour les personnes concernées et le reste de la société (pertes de production), il est de « de plus de 100 milliards d’euros » pour l’ensemble, selon le rapport : 156 milliards pour le tabac, 102 milliards pour l’alcool.
Tabac : prix en hausse de 5 % par an pour porter le prix du paquet à 25 euros en 2040
Sur le tabac, les sénateurs soulignent que le « taux de prévalence », c’est-à-dire le nombre de fumeurs, reste élevé, à « 25 % », regrette Elisabeth Doisneau. Point d’optimisme en revanche : les jeunes fument de moins en moins. « C’est une réussite sur laquelle capitaliser », espère la sénatrice du groupe Union centriste. Le rapport relève la « récente diminution parmi les lycéens » du taux de prévalence, qui résulte « du prix élevé de la cigarette, qui dissuade l’entrée dans le tabagisme ».
En matière de tabac, une hausse des prix a un réel effet, à condition qu’elle soit suffisante. « En France, la prévalence du tabagisme diminue quand le prix augmente de plus de 4 % », note le rapport. D’où le sens de l’une des propositions phares du rapport : « Augmenter le prix des produits du tabac de 5 % par an (3,25 % hors inflation si celle-ci est de 1,75 %) jusqu’en 2040 », ce qui « permettrait de porter le prix du paquet de cigarettes d’environ 12 euros aujourd’hui à 25 euros en 2040 (20 euros en euros de 2024) ». Soit un prix multiplié par un peu plus de deux, en 16 ans.
La fiscalité du tabac rapporte actuellement 15 milliards d’euros par an. « Si on augmente le prix du tabac, on augmentera la remise au buraliste », précise la rapporteure.
« A côté, il faut regarder la lutte contre le marché parallèle », ajoute Elisabeth Doisneau, qui pointe au passage « les études faites par les industriels, comme celle commandée par Philip Morris au cabinet KPMG, qui disent qu’avec l’augmentation du prix, il y aurait plus de contrebande. Mais en réalité, les industriels font du surapprovisionnement dans les pays frontaliers ».
« L’absence de réelle politique de lutte contre la consommation nocive d’alcool »
L’alcool est un sujet plus sensible en France. Le rapport pointe « l’absence de réelle politique de lutte contre la consommation nocive d’alcool ». Le vin n’est ainsi quasiment pas taxé. 0,004 euros par unité standard d’alcool pour le vin, contre 0,10 euros pour la bière et 0,31 euros pour les spiritueux. « Soit 3 centimes pour une bouteille de 75 centilitres », souligne le rapport, qui donne les ordres de grandeur :
La filière viticole bénéficie ainsi d’« une aide de plusieurs milliards d’euros par an », relève le rapport. « A titre d’ordre de grandeur, si l’on considère que la norme de référence est la taxation du verre standard de bière, le vin bénéficie d’une niche sociale de fait d’environ 2,5 milliards d’euros. Si l’on considère que la norme de référence est la taxation du verre standard de spiritueux, le vin bénéficie d’une niche sociale de fait d’environ 8 milliards d’euros (et la bière d’environ 2 milliards d’euros) », détaille le rapport sénatorial.
Malgré ce constat, Elisabeth Doisneau écarte une augmentation des taxes sur le vin. Sur le fond, elle pourrait y être favorable, à titre personnel. Mais plutôt que faire face à un mur – les défenseurs de la filière viticole sont très nombreux au Sénat et à l’Assemblée – elle a choisi d’opter pour un autre angle d’attaque. « On a enlevé du rapport tous les irritants », reconnaît Elisabeth Doineau, facilitant son adoption. « Sur l’alcool, on ne propose pas d’augmenter la fiscalité, car c’est une valeur économique et patrimoniale. Tous les ans, on a les mêmes débats, on n’avance pas », remarque la rapporteure du budget de la Sécu.
Aller vers l’instauration d’un prix minimum par unité d’alcool
Le rapport propose plutôt de « poursuivre, en associant les producteurs, la réflexion sur l’instauration éventuelle d’un prix minimum par unité d’alcool, afin notamment d’éviter que les augmentations de marge soient captées par les distributeurs ». « Ils ont instauré un prix minimum par unité d’alcool en Ecosse. C’est préconisé par l’OMS, la Cour des comptes », fait valoir Elisabeth Doineau.
Ce sont les fameuses bouteilles de vin à moins de deux euros, qu’on trouve en grande distribution, qui sont visées par la mesure. « 10% de la population consomme 60% du vin. Ceux qui sont dans l’addiction consomment du mauvais vin », relève la centriste.
Le rapport reprend ainsi l’idée d’un prix minimum, qui avait été défendue l’automne dernier, lors de l’examen du budget 2024, par des sénateurs PS, Bernard Jomier en tête, de droite et Renaissance. L’idée était de fixer le prix minimum par unité d’alcool à 0,50 centime. Sachant qu’il y a 7-8 unités d’alcool par bouteille de vin, cela porterait le prix minimum d’une bouteille de vin à 3,50 euros, selon nos calculs. Le cubi de 5 litres passerait de 9,35 euros à 23,30 euros. En séance, l’amendement avait été rejeté.
Elisabeth Doineau défend également « une vraie interdiction de vendre de l’alcool aux mineurs » et « l’interdiction de publicité pour l’alcool sur Internet ».
Taxe soda : augmentation des taux pour « renforcer son efficacité »
Troisième domaine abordé par le rapport : les boissons et l’alimentation. Elisabeth Doineau constate que « les industriels ne sont pas vraiment désireux de s’engager », alors que « les problèmes d’hypertension, de diabète de type 2, augmentent de façon considérable ». Elle remarque « qu’il y a une charte d’engagement des boulangers pour diminuer le sel, mais pas des autres. C’est un peu lamentable ».
L’outil pour jouer sur les comportements est ici la « taxe soda ». Les sénateurs veulent la muscler. Ils préconisent de « réformer le barème de la taxe sur les boissons sucrées, en augmentant ses taux et en limitant le nombre de tranches d’imposition, afin de renforcer son efficacité et d’accentuer sa visée comportementale ». « On voudrait inscrire dans la règlementation des normes sur la composition nutritionnelle de certains aliments, tout ce qui est pâtisseries, gâteaux secs, les bonbons, n’en parlons pas, ou les plats préparés », ajoute Elisabeth Doineau.
C’est le sens de la proposition numéro 13 de « fixer des quantités maximales de sucre, de sel ou de matières grasses pour certaines catégories d’aliments ». Le rapport plaide aussi pour rendre le « nutri-score obligatoire à l’échelle européenne », et pour l’interdiction « à la télévision et sur internet des publicités pour des aliments de faible qualité nutritionnelle ciblant les enfants de moins de 17 ans ». Les sénateurs aimeraient aussi voir un engagement du gouvernement, sur la création d’un chèque alimentaire, se concrétiser, afin de favoriser l’achat de fruits et légumes. L’éducation est aussi essentielle. « Il faut qu’on habitue les tout-petits à moins de sucre », souligne la centriste, qui défend l’importance de développer « la prévention ».
Ces mesures auront un avenir parlementaire. Elle se traduiront en amendement, lors de l’examen du prochain projet de loi de finances et du budget de la Sécurité sociale. Et que dira le gouvernement ? « J’ai vu cette semaine Frédéric Valletoux, ministre délégué à la Santé et à la Prévention, il m’a dit qu’il attendait avec impatience le rapport, et voir si on pouvait travailler ensemble sur les addictions. Lui-même a beaucoup travaillé sur la lutte contre le tabagisme », souligne Elisabeth Doineau. Il faudra sûrement attendre l’automne prochain pour voir jusqu’où l’exécutif est prêt à aller.