C’est une réponse du Sénat face à un phénomène qui monte en puissance et qui inquiète les ordres professionnels, au regard de ses conséquences « indésirables ». « Financiarisation », ce mot revient de plus en plus dans les réflexions de la Caisse nationale d’Assurance maladie, des soignants ou encore des parlementaires. Il s’agit du processus à travers lequel des investisseurs privés, qui ne sont pas des professionnels de santé, entrent dans cet environnement avec comme objectif premier un retour sur investissement.
La santé suscite en effet de plus en plus l’appétit de fonds d’investissement depuis plusieurs années. Ces derniers accroissent leurs participations dans des groupes de santé et cette tendance à la financiarisation est allée de pair avec une concentration du nombre d’acteurs. Leur quête de rentabilité peut bouleverser le monde de la santé, et la commission des affaires sociales a voulu, en début, d’année se saisir du sujet, encore mal cerné par des pouvoirs publics. « Ce sujet est entré très récemment dans le débat public, et les pouvoirs tardent à s’en emparer », explique le président de la commission des affaires sociales, Philippe Mouiller (LR).
Corinne Imbert (LR), Olivier Henno (Union centriste) et Bernard Jomier (Groupe socialiste, écologiste et républicain) ont livré leur rapport d’information ce 25 juillet. Il formule des propositions pour « mieux maîtriser le mouvement de financiarisation des structures de soin et souligner la primauté des intérêts du soin », insistent leurs auteurs.
Un contexte budgétaire qui a favorisé le mouvement de financiarisation
Un premier constat s’impose sur ce sujet, sur lequel il est toujours difficile d’obtenir des données consolidées : le processus s’étend et gagne désormais de nouveaux secteurs. Pour les hôpitaux privés à but lucratif, la financiarisation est ancienne. Avec les cliniques, la biologie médicale privée est également un segment très financiarisé depuis plusieurs années, 60 % des sites dépendent des six plus grands groupes. Le processus s’est ensuite étendu avec le développement de centres dentaires et ophtalmologiques, avec un certain nombre de « dérives marchandes ». Les fonds d’investissement s’intéressent désormais aux centres de santé de premier recours et même aux pharmacies. « La situation du secteur de la biologie n’est qu’un exemple de ce qui peut se produire ailleurs. On assiste en effet à une dérive aux causes multiples », a déclaré devant la mission sénatoriale Jean Canarelli, le président du Conseil national de l’Ordre des médecins.
Le rapport sénatorial estime que l’offre de soins constitue un « investissement rentable ». Avant la crise pandémique, la biologie médicale affichait par exemple un taux de rentabilité de 19 %. « Il y a des taux de rentabilité excessifs, si on le compare à d’autres domaines », commente le centriste Olivier Henno. Autre avantage pour les investisseurs : la croissance tendancielle de la demande de soin dans une population vieillissante et le fait que la dépense dépende en grande partie de la Sécurité sociale.
L’émergence de cette financiarisation s’explique aussi par un contexte porteur, notamment la régulation des dépenses, imposé par les déficits chroniques de la branche maladie de la Sécurité sociale. Le mouvement de concentration dans l’offre de soins répond à la nécessité de réaliser des économies d’échelle. Et l’émergence de grands acteurs fragilise ensuite les acteurs indépendants.
Des risques sur l’offre de soins dans les territoires
Ce mouvement de concentration, et l’entrée au capital des sociétés de santé de fonds d’investissement, font craindre aux parlementaires, tout comme aux ordres professionnels ou aux gestionnaires de l’Assurance maladie une série d’effets de bord, dont certains se matérialisent déjà. Le rapport met en évidence le risque d’un affaiblissement du pouvoir de négociation des autorités de régulation. « La financiarisation modifie indéniablement les conditions du dialogue conventionnel », témoigne la sénatrice Corinne Imbert. Le rapport indique que les dernières négociations tarifaires pour la biologie médicale, avec l’Assurance maladie, ont été « perturbées par un positionnement ambigu des syndicats, soumis à la pression des groupes », pour s’opposer à la baisse des tarifs.
Autre dérive documentée par les sénateurs : celui d’un déséquilibre de l’offre de soins. « Nous constatons une déformation de l’offre, qui favorise des implantations dans des zones déjà denses, et des abandons d’activités jugées trop peu rentables », épingle sénateur Olivier Henno. Les rapporteurs suggèrent de s’appuyer sur les autorisations que délivrent les Agences régionales de santé.
Sur le front de la biologie médicale, la mission d’information relève une « détérioration de la qualité du service rendu au patient », du fait de l’optimisation de la chaîne d’analyse. Pour lutter contre la baisse du nombre de sites de proximité, les sénateurs veulent qu’une liste minimale d’examens à réaliser dans chaque laboratoire soit fixée par arrêté. Estimant qu’il existe un « risque non négligeable de détournement de l’objet non lucratif » des centres de soins de premier recours, les sénateurs demandent à conditionner leur ouverture par un agréement, comme c’est aujourd’hui le cas pour les centres dentaires et ophtalmologiques.
Ils demandent également que les tarifs des conventions médicales permettent aux structures indépendantes de survivre, et de renforcer la rémunération sur critères de qualité et de pertinence des soins, pour éviter la redondance d’actes inutiles.
De « vives inquiétudes » sur l’indépendance et les conditions d’exercice des professionnels
Les sénateurs ont également été très sensibles aux craintes relayées par les professionnels, au sujet des menaces qui pèsent sur l’indépendance des soignants, l’un des enjeux les plus « sensibles ». Actuellement, la réglementation plafonne la part de capital détenu par des « tiers non-professionnels » à 25% dans les sociétés d’exercice libéral. Pour le sénateur Bernard Jomier, ce principe « cardinal » est « mis à mal par le recours à diverses techniques juridiques », avec des montages financiers complexes qui permettent aux investisseurs de prendre le contrôle et d’imposer leurs règles au détriment des objectifs de santé.
Il peut s’agir de clauses spécifiques dans un contrat, ou d’un « détournement » du régime des actions de préférences, ces titres qui assurent à leurs titulaires des prérogatives spéciales. « On voit l’agilité du secteur à contourner la loi pour faire valoir ses objectifs de rentabilité financière », dénonce Bernard Jomier.
Corinne Imbert, très au fait des mutations dans le secteur des officines, rapporte le cas de structures financières qui ont approché des futurs diplômés, avant leur installation. Contre certaines clauses, le financement est assuré. Mais à quel prix ? « Une fois que vous avez le contrat, vous n’êtes plus autonome dans la gestion de l’officine. Des grossistes-répartiteurs, des laboratoires, des comptables peuvent être imposés », relate la sénatrice.
« Il y a une nécessité de donner toute sa portée à la loi en encadrant plus strictement l’intervention des financiers », appelle Bernard Jomier. Le rapport sénatorial pousse pour une évolution législative, afin d’encadrer plus strictement les droits sociaux et les droits de vote dans les sociétés d’exercice libéral, et donc le pouvoir des professionnels de santé. Les sénateurs appellent également à mettre fin au « détournement du système des actions de préférence ». Ils souhaitent, enfin, consacrer dans la loi la notion de « contrôle effectif » de ces sociétés, par les professionnels qui y exercent.
« Un long travail qui reste encore à accomplir »
Toujours dans cette optique, les parlementaires plaident pour un renforcement des contrôles des différentes autorités. Pour faciliter les opérations de vérification, en particulier de l’indépendance des soignants, les trois rapporteurs appellent à compléter la liste des documents que les sociétés doivent transmettre aux ordres professionnels. En raison de la technicité de certains montages, ils imaginent la formation de cellules régionales d’appui, pour apporter une expertise aux organisations professionnelles.
Parmi les dernières propositions, les sénateurs suggèrent aussi de former les étudiants en médecine et les jeunes professionnels à la gestion des sociétés, et de favoriser l’accès à des modes de financement respectueux de l’indépendance professionnelle.
De premières réponses pourraient se dessiner par voie d’amendements dans le prochain projet de loi de financement de la Sécurité sociale, si des « opportunités » se dessinent, selon la rapporteure Corinne Imbert. Des suites législatives sont en tout cas indispensables, aux yeux des trois rapporteurs. « Ce rapport est la première étape d’un long travail qui reste encore à accomplir », a prévenu Philippe Mouiller.