« On ferme la boutique, sinon toutes les heures on va avoir un coup de fil de Matignon. Mais tout le monde reste aware », confie un cadre du groupe centriste la veille d’un week-end ou va se décider le sort du projet de loi immigration. Depuis la claque infligée à l’exécutif en début de semaine avec l’adoption d’une motion de rejet par les députés, les membres du gouvernement multiplient les gestes à l’adresse des Républicains et les téléphones chauffent entre le Parlement et Matignon. Car au sein de la commission mixte paritaire en charge de trouver un compromis entre les deux assemblées sur le texte, composée de 7 députés et 7 sénateurs, le rapport de force n’est pas en faveur de la majorité présidentielle. Les 5 parlementaires du camp majoritaire vont devoir composer avec les 5 élus de la droite et du centre, partisans d’un texte dur, s’ils veulent parvenir à un accord.
« Je crois à un accord qui se rapprocherait du texte du Sénat », a d’ailleurs encouragé, ce mercredi, Gérald Darmanin. Au Sénat, certains sont encore interloqués par « la faute de carre » du ministre de l’Intérieur qui avait fait le déplacement à Nice aux côtés du maire Christian Estrosi, quelques jours avant l’adoption de la motion de rejet. « Montrer une photo d’Estrosi à Ciotti, c’est comme si vous vous promeniez avec de l’ail et un crucifix au milieu des vampires », s’amuse un élu de la chambre haute.
Ne pas « braquer » Les Républicains
Jeudi soir, lors d’une réunion interministérielle particulièrement tendue selon plusieurs sources concordantes, Élisabeth Borne semble avoir compris qu’un accord pouvait capoter pour un détail et a invité les membres de son gouvernement présents à ne pas « interférer » dans les négociations ou encore à ne pas « braquer » les Républicains d’ici la réunion de la commission mixte paritaire lundi à 17 heures. Une ultime rencontre est prévue dimanche soir entre les dirigeants LR et la Première ministre. « L’essentiel des tractations se déroule généralement dans les jours, voire les heures qui précédent la tenue formelle d’une CMP », rappelait une sénatrice interrogée par publicsenat.fr, jeudi.
Un temps évoqué par l’exécutif, l’hypothèse d’un texte à la découpe, amputée de tous ses irritants pour se concentrer sur les mesures d’éloignement des étrangers présentant un danger pour l’ordre public, a été balayée par la majorité sénatoriale de la droite et du centre. Pour mémoire, le projet de loi initial du gouvernement, composé de 27 articles, est ressorti du Sénat avec plus de 90. « On ne résoudra rien en faisant un texte a minima », confirme la sénatrice LR, Muriel Jourda, co-rapporteure du texte. Elle estime, en outre, « que seul le texte du Sénat bénéficie d’une assise démocratique assez solide ». Contrairement à l’Assemblée où le vote n’a pas eu lieu, le projet de loi remanié par la majorité sénatoriale de la droite et du centre a été largement adopté par la chambre haute y compris avec les voix des sénateurs macronistes.
Sur le fond, Les Républicains ont consenti quelques bougés sur leur texte, notamment sur la suppression de l’aide médicale d’Etat (AME), considérée par l’exécutif comme un cavalier législatif et condamné à la censure du Conseil constitutionnel. Elle pourrait faire l’objet d’un texte spécifique en début d’année 2024. Les élus LR attendent néanmoins un engagement formel du chef de l’Etat sur ce point. « C’est un axe de travail, mais nous ne lâcherons pas l’idée première qui est de redimensionner l’AME. Même le rapport Evin/ Stefanini le préconise », estime Muriel Jourda. Sous la plume des sénateurs, l’AME s’était transformée en aide médicale d’urgence.
« Nous n’allons pas calibrer notre texte à l’aune des difficultés de la majorité »
Mais pas question, à ce stade, de concéder quoique ce soit sur la réécriture par les sénateurs de l’article 3 sur la régularisation des travailleurs dans les secteurs en tension, les modifications apportées au code de la nationalité (considérées elles aussi comme des cavaliers législatifs), la réintroduction du délit de séjour irrégulier, ou encore l’instauration de quotas annuels pour les personnes admises à séjourner sur le territoire. En commission des lois, les députés avaient substitué aux quotas des « objectifs chiffrés ». « Si ce sont des objectifs chiffrés qu’on peut dépasser, je ne vois pas l’intérêt », répond Muriel Jourda. Néanmoins, les LR sont prêts à revenir « à la marge » sur le versement des allocations familiales conditionnées, sous la plume des sénateurs, à cinq ans de résidence sur le territoire, contre six mois actuellement, en excluant la prestation de compensation du handicap.
Et si Emmanuel Macron a appelé ce vendredi à trouver « un compromis intelligent au service de l’intérêt général », la commission mixte paritaire si elle est conclusive ne sera qu’une première étape. « La difficulté tient moins au Sénat qu’à l’absence de majorité à l’Assemblée nationale. Et nous n’allons pas calibrer notre texte à l’aune des difficultés de la majorité », prévient Muriel Jourda.
Depuis Bruxelles, le président de la République a pris soin de préciser que sa majorité « ne s’est jamais divisée sur ce texte comme sur les précédents et c’est une grande force ». Mais à trop donner des gages à la droite, l’exécutif prend le risque de se couper de son aile gauche et de précipiter dès mardi, son projet de loi aux oubliettes lors du vote des conclusions de la CMP. Puisque le chef de l’Etat s’est engagé à ne pas avoir recours à l’article 49.3 de la Constitution.
« Pour les LR, rester sur leur ligne actuelle serait l’illustration de leur irresponsabilité »
Jeudi soir, plusieurs ministres ont d’ailleurs émis des doutes sur la solidité de la majorité en cas de vote d’une version durcie du projet de loi. « On ne peut pas voter le texte du Sénat. Soit il y a une vraie volonté de la part des LR d’accepter de rechercher un compromis, et auquel cas il peut y avoir une CMP conclusive. Soit, les LR restent sur leur position […] et il ne peut pas y avoir de CMP conclusive. Pour les LR, rester sur leur ligne actuelle serait l’illustration de leur irresponsabilité politique alors que les mesures à prendre sont d’importance et attendues par les Français. Et la preuve qu’ils ne seraient plus un parti de gouvernement », tance Stella Dupont, figure de l’aile gauche macroniste, députée apparentée Renaissance du Maine-et-Loire.
Un sénateur centriste confie à son tour. « Ça couine chez les députés Modem. Ils n’apprécient pas que ce soient les Républicains qui mènent le jeu ».
En cas d’accord lundi soir en commission mixte paritaire, l’exécutif devra bien faire les comptes des voix de son camp, sous peine de devoir faire face à un deuxième revers cinglant en huit jours.