Une foule de photographes et de journalistes dans les sous-sols du palais du Luxembourg, le 14 juin 2023, l’audition de Marlène Schiappa devant la commission d’enquête sur le Fonds Marianne, sonne comme une réminiscence de l’affaire Benalla. A 5 ans d’intervalle, une nouvelle fois, un proche du chef de l’Etat s’apprête à répondre, sous serment, aux questions précises des sénateurs.
Depuis maintenant plusieurs années, les commissions d’enquête du Sénat rythment l’actualité politique, suivant la plupart du temps, le même schéma : une affaire révélée par la presse puis décortiquée au fil des auditions par les sénateurs, avant la remise d’un rapport accablant pour l’exécutif. La commission d’enquête sur le Fonds Marianne ne fait pas exception.
Une affaire révélée par la presse
Après l’assassinat de Samuel Paty, le gouvernement voulait accélérer la lutte contre ce que le politologue Gilles Kepel appelle « le djihadisme d’atmosphère ». Marlène Schiappa obtient un arbitrage favorable lui permettant de créer un fonds spécifique, le Fonds Marianne, doté de 2,5 millions d’euros afin de financer des associations pour promouvoir les valeurs de la République et pour lutter contre les discours séparatistes, notamment sur les réseaux sociaux et les plateformes en ligne. En réalité, il s’agit d’un fléchage des crédits du Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) piloté par le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Le CIPDR conservera le pilotage du Fonds Marianne.
C’est en mars 2023, trois ans après le lancement du Fonds Marianne que l’affaire sort dans la presse. Deux associations subventionnées par le Fonds Marianne sont particulièrement pointées du doigt. L’association USEPPM (Union Fédérative des Sociétés d’éducation physique et de préparation militaire), a bénéficié d’une dotation de 355 000 euros (elle ne touchera finalement que 275 000 euros) et a essentiellement utilisé l’argent versé pour rémunérer deux de ses dirigeants, le président Cyril Karunagaran et Mohamed Sifaoui, journaliste, qui se présente comme un expert des questions de radicalisation, et à l’époque directeur des opérations de l’association.
La deuxième association « Reconstruire le commun » a quant à elle bénéficié d’une subvention de 333 000 euros, alors qu’elle n’avait aucune activité connue. De plus, cette association a développé des « contenus politiques à l’encontre d’opposants d’Emmanuel Macron pendant les campagnes présidentielle et législatives ».
« Il y a matière à lancer une commission d’enquête »
Des révélations qui poussent la commission des finances à se doter des prérogatives d’une commission d’enquête. Sa demande est adoptée à l’unanimité de ses membres. Dans le même temps, le parquet national financier (PNF) ouvre une information judiciaire pour des soupçons de « détournement de fonds publics par négligence », « abus de confiance » et « prise illégale d’intérêts ».
La commission d’enquête orientée dès le départ vers le cabinet de Marlène Schiappa
Avant d’être auditionnée par la commission d’enquête, Marlène Schiappa, assure sa défense dans les médias, notamment sur le plateau de Public Sénat pour réfuter « tout copinage et favoritisme » dans le processus de sélection. « Je n’ai pas choisi les associations », martèle-t-elle.
Un premier rapport de l’IGA (Inspection générale de l’administration) semble, d’ailleurs, aller dans son sens en soulignant que la ministre s’était « effacée » de l’appel à projets une fois le processus lancé. Devant les élus, la ministre s’appuiera sur le rapport pour se défausser sur son administration. D’autant que le premier rapport de l’IGA a entraîné la démission immédiate de Christian Gravel, le secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) qui pilotait le projet. Un second rapport de l’IGA, viendra, toutefois, quelques semaines plus tard, « nuancer », cette première appréciation du rôle de la ministre, une fois le processus lancé.
La ministre a « outrepassé » son rôle en appuyant la candidature de l’USEPPM et en rejetant celle d’SOS Racisme
Mais au fil des auditions, les travaux du Sénat vont mettre à jour une réalité tout autre et pointer la responsabilité politique de la ministre dans ce « fiasco ». « Il apparaît en effet très clairement que le cabinet de la ministre et la ministre ont outrepassé leurs rôles en appuyant d’abord la candidature de l’USEPPM en amont du comité de sélection, en revenant sur l’octroi d’une subvention de 100 000 euros à l’association SOS Racisme alors même qu’une décision favorable du comité de sélection était intervenue, et en intégrant (au projet) à leur entière initiative, une dernière association (la chance pour la diversité dans les médias) » va souligner, Claude Raynal, lors de la présentation du rapport dénonçant « le fait du Prince ».
Christian Gravel avait indiqué aux sénateurs avoir reçu un appel téléphonique de Mohamed Sifaoui avant la tenue du comité de sélection du Fonds Marianne. Le journaliste lui avait précisé sortir d’un rendez-vous avec la ministre qui lui avait fait comprendre « que par son statut, son implication et son investissement, il avait toute sa place », pour prétendre à une subvention du Fonds Marianne.
Le rapport de l’IGA fait état de 6 réunions entre le journaliste et le cabinet de la ministre entre mars et avril 2021, ce qui témoignerait d’un appel à projets biaisé. Devant la commission, la ministre a bien reconnu avoir « encouragé » Mohamed Sifaoui à postuler au Fonds Marianne, mais a nié avoir demandé que son dossier soit « priorisé ».
Quant à SOS Racisme, l’ancien directeur de cabinet de la ministre, Sébastien Jallet avait révélé à la commission que Marlène Schiappa était bien intervenue pour lui refuser une subvention de 100 000 euros préconisée par son administration, pour des raisons « d’un historique de relation ». La ministre avait reconnu du bout des lèvres avoir arbitré dans un sens défavorable car le projet de l’association comportait des actions de sensibilisation sur les réseaux – conformément à l’appel d’offres – mais également des actions de terrain dans les quartiers de reconquête républicaine. Or, cet aspect était mené par une structure financée par le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD). « J’émets, manifestement je n’en ai pas le souvenir, mais manifestement j’émets un avis défavorable en disant que pour moi, ce n’est pas un projet à retenir », avait relaté la ministre, en basant « sur les échanges écrits » de cette période.
Tous ces dysfonctionnements vont amener la commission d’enquête à recommander d’ouvrir le comité de programmation, qui décide des subventions, à des « personnalités extérieures », « qualifiées en matière de prévention de la délinquance et de lutte contre la radicalisation et les discours séparatistes. ». Face à l’intervention constatée du cabinet et de la ministre de l’attribution de certaines subventions, Claude Raynal et Jean-François Husson préconiseront aussi « d’interdire toute interférence du cabinet du ministre dans l’instruction des dossiers » et, le cas échéant, de « retracer de manière écrite et motivée » lesdites interventions.
Contrôle « lacunaire » des porteurs de projets
Pour les sénateurs, la responsabilité de Marlène Schiappa est également engagée dans le contrôle de l’action des associations subventionnées. « L’administration n’est pas la seule fautive dans le contrôle des associations. Les échecs du Fonds Marianne sont tout autant le résultat du manque d’intérêt du pouvoir politique dès après la sélection des projets. Est-ce un déni de responsabilité ? », s’interrogera le rapporteur LR de la commission, Jean-François Husson avant d’ajouter : « Nous avons le sentiment que le Fonds Marianne a été conçu comme une grande opération de communication par la ministre, alors que la discrétion, l’efficacité auraient sûrement dû constituer les lignes directrices majeures du Fonds Marianne ».
La discrétion, ce n’est pas vraiment le fort de Mohamed Sifaoui et les sénateurs vont vite le comprendre. Reportée deux fois, pour raison de santé et pour cause de perquisition de son domicile, l’audition du journaliste devant la commission d’enquête du Sénat, sera marquée par son agressivité, plutôt anachronique, dans un tel cadre. Il s’en prendra personnellement au sénateur écologiste, Daniel Breuiller, mais également au rapporteur, Jean-François Husson l’intimant de retirer ses propos lorsque le sénateur fera une comparaison entre ses déclarations et celles de Marlène Schiappa. S’estimant « manipulé par le pouvoir politique », le journaliste attaquera directement Marlène Schiappa l’accusant d’avoir « capitalisé politiquement » sur le Fonds Marianne et de s’en être désintéressée par la suite. Sur l’échec du projet de l’USEPPM, Mohamed Sifaoui l’attribuera au manque de financement d’un projet établi sur trois ans, à hauteur de 1,5 million d’euros avec une première année à 635 000 « parce que la riposte à l’islamiste sur Internet nécessite la mobilisation de moyens humains seniors ». Mais le CIPDR n’acceptera de financer que 60 % de la première année, charge à l’association de trouver des financements ailleurs. « Progressivement, le projet, se dénaturait et se vidait de sa substance […] Je comprends en octobre 2021 que le projet sera difficilement réalisable ».
Les productions de l’USEPPM se résumeront à plusieurs centaines de tweets, threads et vidéos Christian Gravel le reconnaîtra devant la commission d’enquête : « On aurait pu espérer plus de choses » de l’USEPPM. Même si, selon lui, le dossier déposé était non seulement « ambitieux » mais « hautement qualitatif », puisqu’il était porté par une association reconnue d’utilité publique, co-dirigée de surcroît par le journaliste et écrivain Mohamed Sifaoui.
Ce qui n’a pas empêché le secrétariat général du CIPDR de proposer, en mars 2022, un avenant proposant de prolonger la convention de plusieurs mois. Concernant l’association « Reconstruire le commun », aucun avertissement écrit « n’a été formalisé concernant les contenus produits par l’association et qui visait des personnalités politiques. « Un ministre placé à la tête de son administration est responsable de l’action de celle-ci », va rappeler Claude Raynal.
Quid des implications pénales de cette commission d’enquête ?
C’était l’autre enjeu majeur des conclusions de la commission. Les multiples contradictions entre les personnes auditionnées allaient-elles conduire la Haute assemblée à saisir le procureur de la République pour de probables faux témoignages. Les faux témoignages devant une commission d’enquête, aussi appelés « parjures » sont passibles de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende, mais ils sont juridiquement difficiles à établir, va estimer Claude Raynal. « Lorsque vous avez des témoignages qui se contredisent, ce n’est pas de nature à marquer un parjure. Lequel des deux est concerné ? Pour établir les choses de manière juridique, il faut avoir un faisceau d’indices beaucoup plus large ».
Claude Raynal va néanmoins saisir le PNF d’un complément d’informations en lui transmettant un certain nombre d’informations. Quelques jours plus tard, Marlène Schiappa réagira dans Corse Matin au rapport du Sénat. « Ma probité est intacte et c’est cela qui m’importe ».