Paris : Manifestation contre la Reforme des Retraites

Retraites : est-il vraiment possible de suspendre la réforme controversée de 2023 ?

Une partie de la gauche espère parvenir à monnayer la non-censure du nouveau gouvernement contre une suspension de la réforme des retraites, le temps d’une remise à plat du dispositif. Si l’exécutif se dit prêt à rediscuter de certains aspects du texte de 2023, l’hypothèse d’une suspension reste peu probable à ce stade, dans la mesure où celle-ci risquerait de tourner au triple casse-tête, à la fois financier, technique et législatif.
Romain David

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Les socialistes continuent de réclamer une suspension de la réforme des retraites, condition nécessaire d’une non-censure du gouvernement de François Bayrou par les députés du parti à la rose. Reçus lundi à Bercy par le nouveau ministre de l’Économie, Éric Lombard, dans le cadre de la reprise des discussions budgétaires, les principaux ténors du PS se sont montrés prudents en quittant le ministère de l’Economie. « Pour l’instant nous n’avons pas de rideau métallique fermé à ces propositions. On nous a indiqué qu’elles continuaient à être examinées, mais nous n’avons pas de fumée blanche non plus », a confié le député Jérôme Guedj au micro de la matinale de Public Sénat. Pourtant, jusqu’à présent, le Premier ministre s’est plutôt montré inflexible sur ce point.

Si François Bayrou se dit prêt à rediscuter des modalités d’application de la réforme, il n’est pas question pour autant de mettre son déploiement sur pause : « Dans quel monde vivent-ils ? Savent-ils que la France est observée par les agences de notation ? », s’est agacé le Palois sur BFM TV quelques jours après sa nomination, face à une situation budgétaire particulièrement alarmante.

Selon l’étude d’impact présentée par le gouvernement en annexe de la réforme de 2023, le report de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans devrait avoir un impact financier de 5,3 milliards d’euros pour l’année 2025 sur l’ensemble du système des retraites, dont 3,4 milliards pour les seuls régimes de base obligatoires.

Figer la réforme, le temps que l’exécutif et les différentes forces politiques ne parviennent à s’entendre sur une nouvelle mouture – un délai de neuf mois a été initialement évoqué du côté de Matignon –, risquerait d’amputer de plusieurs milliards le système. Ce scénario a de quoi refroidir l’exécutif quand on sait que le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) estime qu’après avoir enregistré des excédents de 2021 à 2023, le solde devrait être déficitaire à hauteur de 0,3 % du PIB en 2025.

« Ce serait beaucoup d’incertitudes pour les futurs pensionnés »

« C’est techniquement infaisable, il y a des gens qui partent à la retraite au 1er janvier, d’autres le 1er février… Qu’est-ce qu’on va leur raconter ? », a épinglé Jean-René Cazeneuve, député Ensemble pour la République du Gers, au micro de franceinfo. Une suspension risquerait également de créer des ruptures d’égalité vis-à-vis des salariés qui ont déjà vu leur âge de départ et leur durée de cotisation reculer. En 2024, les salariés nés en 1962 ont connu un décalage de 6 mois, pour un départ à 62 ans et 6 mois, et une durée de cotisation de 42 ans et 3 mois pour une retraite à taux plein. En 2026, ce sont les travailleurs nés en 1963 qui pourront s’arrêter de travailler à 62 ans et 9 mois, avec une durée de cotisations de 42 ans et 6 mois pour une pension complète.

Par ailleurs, les systèmes informatiques des différentes caisses de retraite devront être reparamétrés, ce qui n’est pas nécessairement une mince à faire pour les administrations et pourrait entraîner des difficultés de traitement des dossiers des futurs pensionnés.

« Cette réforme a sans doute été adoptée dans de mauvaises conditions, et j’en prends ma part, mais nous ne pouvons pas la mettre en apesanteur. Ce serait beaucoup d’incertitudes pour les futurs pensionnés. Au vu du contexte politique, je ne pense pas qu’il faille rajouter de l’angoisse à l’angoisse », estime auprès de Public Sénat la sénatrice centriste de la Mayenne Élisabeth Doineau, qui a été rapporteure de la réforme de 2023. « Je pense que cette réforme doit être retravaillée, notamment en ce qui concerne la pénibilité et la situation des femmes. On pourrait envisager un système à la carte, secteur par secteur, ce qui impliquerait de repasser tout le dispositif au peigne fin avec les partenaires sociaux. Mais on ne peut décemment pas jeter tout ce qui a été fait. Le texte de 2023 contient aussi des améliorations, pour les contrats aidés, les petites retraites… ce serait créer de nombreuses difficultés pour les personnes qui s’organisent déjà pour partir à la retraite », défend l’élue.

Un projet de loi en forme de moratoire

Par ailleurs, suspendre la réforme, promulguée le 14 avril 2023 et dont les décrets d’application ont été publiés les mois suivants, nécessite de repasser par un autre texte de loi. « Il est en effet impossible de suspendre par décret une loi appliquée ou de la décaler dans son application en ne prenant pas les décrets nécessaires à sa mise en œuvre, étant donné que c’est une obligation qui incombe aux pouvoirs publics », observe Anne-Charlène Bezzina, constitutionnaliste et maître de conférences en droit public.

« La seule voie serait d’échelonner l’application de la réforme dans un sens qui reviendrait à la suspendre en proposant un moratoire sur son application à telles tranches pour telles années. Dans ce cas, le passage par un nouveau projet de loi est nécessaire », souligne cette universitaire.

En 2006, Jacques Chirac avait suspendu l’application du très critiqué « contrat première embauche » (CPE) à peine promulgué, mais avant que les décrets d’application ne soient publiés, ce qui avait permis à l’exécutif de présenter au Parlement un ensemble de dispositifs d’aides à l’embauche des jeunes, venant supplanter la loi tout juste votée. Autre exemple : la suspension de la loi Savary en 1984. François Mitterrand demande le retrait du texte mais celui-ci n’avait pas été voté et se trouvait encore en discussion. À vrai dire, la suspension d’une réforme déjà en application depuis plusieurs années serait un exercice totalement inédit.

« Rien n’empêche le législateur de revenir sur les lois comme il l’a fait en 2012, en empêchant la création du conseiller territorial prévu par un texte voté sous Nicolas Sarkozy, et qui fut abrogée. Idem pour les nationalisations, pour la proportionnelle en 1986, dont le législateur a empêché l’application au scrutin suivant en changeant les textes. Mais nous parlons là d’abrogation, pas de suspension », souligne Anne-Charlène Bezzina.

Le risque de rupture d’égalité

Par ailleurs, il n’est pas dit que le Conseil constitutionnel « retoque » une suspension, dans la mesure où une partie des salariés, comme nous l’évoquions plus haut, auront déjà été impactés par son déploiement. « Oui, le grief d’égalité est sûrement le plus important examiné par les Sages en matière de retraite et de réformes sociales en général. Échelonner l’application pour certains salariés mais pas pour d’autres pourrait être perçu comme une rupture d’égalité si elle ne repose pas sur un motif d’intérêt général », avertit Anne-Charlène Bezzina.

« Effectivement, si l’on décide d’arrêter les choses à l’instant T, cela veut dire qu’il y aura au moins deux, voire trois générations de naissance qui auront déjà subi un report », reconnaît la sénatrice socialiste des Landes Monique Lubin, l’une des principales oratrices de son groupe lors des débats de 2023, et par ailleurs membre du Conseil d’orientation des retraites. « C’est une vraie question pour laquelle je n’ai pas encore de réponse. Mais le plus important est d’avoir une décision politique sur ce sujet. On verra ensuite comment la mettre en œuvre et je ne doute pas que nous ayons assez de talents pour phosphorer et trouver des solutions ».

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