La grogne monte de toute part contre la loi immigration, adoptée mardi soir au Parlement. Alors que 32 départements, dirigés par des majorités de gauche, ont déjà annoncé qu’ils n’appliqueraient pas les mesures relatives au versement de certaines prestations sociales, et que le patronat s’inquiète des restrictions apportées sur les régularisations dans les secteurs en tensions, le monde universitaire fait lui aussi entendre de la voix pour dénoncer les dispositions du texte visant les étudiants étrangers. Dans un communiqué publié le 20 décembre, 61 présidentes et présidents d’universités, parmi lesquelles La Sorbonne, Nanterre, Dauphine ou encore Bordeaux et Aix-Marseille, s’alarment face à un texte qui selon eux vient « s’attaquer aux valeurs sur lesquelles se fonde l’Université française : celles de l’universalisme, de l’ouverture et de l’accueil, de la libre et féconde circulation des savoirs, celles de l’esprit des Lumières ».
Dans une tribune publiée par Le Parisien, plusieurs dirigeants de grandes écoles, dont HEC Paris et l’ESSEC, leur ont emboîté le pas. Ils s’inquiètent de mesures « qui menacent gravement notre compétitivité internationale », contradictoires notamment avec l’objectif fixé par le plan « Bienvenue en France » lancé en 2018, et qui vise à faire venir un demi-million d’étudiants étrangers dans notre pays à l’horizon 2027, contre 300 000 environ actuellement. De son côté, le Snesup-FSU, syndicat de l’enseignement supérieur, demande au président de la République de ne pas promulguer le texte et appelle « à se mobiliser et à participer aux rassemblements unitaires organisés partout en France ».
Dans la ligne de mire des syndicats, des responsables d’universités et de grandes écoles, trois dispositifs : l’instauration de quotas annuels par le Parlement pour limiter le nombre d’étrangers admis sur le sol français, le versement d’une « caution retour » pour les étrangers qui souhaitent étudier en France et la majoration systématique de leurs droits d’inscription.
Demander une caution aux étudiants étrangers, une « mauvaise idée » pour Emmanuel Macron
La « caution retour » a été introduite dans le texte lors des discussions au Sénat, par un amendement du sénateur LR des Hauts-de-Seine Roger Karoutchi. Elle vise au versement d’une certaine somme d’argent, dont le montant doit être fixé par décret, et qui sera restituée lorsque l’étudiant rentrera dans son pays. « Les titres de séjour sont clairement devenus une voie d’immigration. Nombre de présidents d’université nous affirment d’ailleurs très posément que beaucoup d’étudiants inscrits par ce biais ne se présentent pas aux examens et ne vont même pas en cours. Ce titre de séjour permet bien, en réalité, une immigration non pas clandestine, mais détournée de son but premier », avait argué l’élu lors des débats en séance, insistant sur la nécessité de trouver « un moyen désincitatif ». « Si l’intéressé part volontairement, son montant sera remboursé. De même, s’il obtient un autre type de titre de séjour, la caution sera naturellement restituée », avait expliqué Roger Karoutchi.
Mais coté exécutif, la mesure a provoqué un certain embarras. Déjà lors des débats au Palais du Luxembourg, Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, s’y était opposé, invoquant les effets de bord d’un tel mécanisme : « Evitons les écueils d’une caution, qui pourrait exclure certains élèves doués mais peu fortunés ».
Sur France inter mercredi matin, Élisabeth Borne, la Première ministre, a indiqué que Sylvie Retailleau, la ministre de l’Enseignement supérieur, lui avait fait part des « problèmes » posés par certaines dispositions. Par ailleurs, cette dernière aurait présenté sa démission à Emmanuel Macron, qui l’aurait refusée, selon une information de l’AFP. Le président, qui a estimé dans « C à vous » sur France 5 que la caution étudiante était « mauvaise idée », aurait assuré à Sylvie Retailleau que les dispositifs visant les étudiants seraient révisés si le Conseil constitutionnel ne les censure pas.
Dans un communiqué de presse commun publié ce jeudi, France Universités (qui a supplanté en 2022 la Conférence des présidents d’université), la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI) et plusieurs organisations représentatives des étudiantes et des étudiants réclament par ailleurs « une nouvelle délibération » au Parlement sur cette question.
Le visa étudiant déjà soumis à une condition de ressources
Actuellement, les étrangers souhaitant venir étudier en France doivent faire une demande de visa de long séjour (VLS), portant la mention « étudiant », valable de 4 mois à un an. Ce titre est soumis à conditions de ressources : il faut disposer d’au moins 615 euros par mois, soit 7 000 euros sur une année, justifiés par une attestation bancaire. Sont exonérés de ce critère certains profils, par exemple les ressortissants de pays ayant signé une convention spécifique avec la France ou les boursiers. Par ailleurs, la délivrance du visa est soumise à une taxe de séjour de 50 euros.
Au-delà d’un an, il est possible de bénéficier d’une carte de séjour pluriannuelle, pour une durée équivalente au nombre d’années restant dans le cycle d’étude dans lequel est inscrit le demandeur. Cette carte est soumise aux mêmes conditions de ressources que le visa de long séjour.
Des estimations qui oscillent de 10 à 11 000 euros
« Comme si les 615 euros par mois ne suffisaient pas ! C’est déjà lourd à assumer, et c’est la preuve que nous n’accueillons pas n’importe qui », réagit auprès de Public Sénat le communiste Pierre Ouzoulias, vice-président du Sénat et spécialiste des questions d’éducation. Élisabeth Borne, toujours sur France inter, a évoqué un montant symbolique de « 10 ou 20 euros », de quoi tuer la portée du dispositif. « On frise le ridicule ! », s’agace le sénateur LR Stéphane Piednoir, rapporteur pour avis des crédits de l’enseignement supérieur. « Nous avons un sujet avec les études de façade. Ce qui est dans le viseur de cette mesure, ce sont les gens qui s’inscrivent pour une seule année afin de rester indéfiniment sur le sol français. Je ne dis pas que c’est une généralité, mais si cela peut être dissuadé… ».
« Aujourd’hui, un gouvernement peut décider que cette caution est modique et demain un autre gouvernement peut décider qu’elle est à 12 000 ou 13 000 euros, comme c’est le cas par exemple dans d’autres pays européens », a voulu alerter Dean Lewis, le président de l’université de Bordeaux, sur franceinfo. Interrogé sur le montant à fixer, le sénateur Stéphane Piednoir évoque une somme approchant du coût réel d’une année universitaire, soit environ 11 000 euros. « Nous serions sur des chiffres équivalents à l’Allemagne, qui dispose d’un système similaire. En tout cas, il ne faut pas aller au-delà ».
Des frais de scolarité propres aux étudiants hors Union européenne
La majoration des frais de scolarité pour les étudiants extracommunautaires se veut une réponse à l’application, jugée insuffisante par la droite, d’un décret polémique pris en 2019 sous Frédérique Vidal, et qui actait déjà la différenciation des droits d’inscription dans un contexte budgétaire restreint. « On passe du réglementaire à l’obligation législative, c’est une véritable reprise en main », s’émeut Pierre Ouzoulias. « La droite sénatoriale, en prenant le contrôle du levier budgétaire, casse l’autonomie des universités ce qui, paradoxalement, va à l’encontre de la réforme portée par leur candidate, Valérie Pécresse, lorsqu’elle était ministre de Nicolas Sarkozy. »
Pour l’année scolaire 2023-2024, selon les tarifs fixés par le ministère de l’Enseignement supérieur, un étudiant français ou un ressortissant d’un pays de l’Union européenne a dû payer 170 euros pour une inscription en licence et 243 euros en master. En revanche, pour un étudiant extracommunautaire ces montants grimpent à 2 770 euros et 3 770 euros.
« Les grandes écoles ont beau jeu de s’émouvoir »
« La concurrence internationale pour attirer des étudiants étrangers est terrible. Certains pays, comme l’Arabie saoudite, n’hésitent pas à les payer pour les faire venir. Au-delà des chiffres, c’est le signal que nous envoyons qui est absolument catastrophique », alerte encore Pierre Ouzoulias. « Le Moyen Âge a conçu les universités comme des lieux internationaux, échappant au contrôle des Etats. Ce projet de loi est contraire à une tradition pluriséculaire, celle qui veut que dans la République des savoirs, il y ait une libre circulation des idées et des individus. Désormais, on ne dresse plus seulement des frontières contre les hommes, mais aussi contre les idées », estime cet historien de formation.
Pierre Ouzoulias alerte aussi sur l’impact géopolitique que pourrait avoir le texte : « Je rappelle que l’accueil d’étudiants étrangers est aussi un instrument de diplomatie. Si la France a encore un peu d’influence en Afrique et au Maghreb, c’est parce que leurs élites ont été en partie formées chez nous ».
« Il est un peu contradictoire pour les universités de dénoncer le système des droits différenciés et, dans le même temps, de venir s’émouvoir du manque de moyens », tacle Stéphane Piednoir. « De la même manière, les grandes écoles ont beau jeu d’attaquer la caution de retour quand certaines d’entre elles pratiquent des frais de scolarité à 15 000 euros l’année. »
Pour ce sénateur, les durcissements apportés par les LR au texte immigration ne seront pas un frein à la mobilité étudiante en direction de la France. Il reconnaît toutefois que la question des quotas migratoires devra être abordée avec précaution par le Parlement : « Il y a un sujet sur ce point, car il faudra veiller à rester cohérent avec l’objectif des 500 000 étudiants étrangers d’ici la fin du quinquennat ».
Les ciseaux du Conseil constitutionnel
Devant le Sénat, Gérald Darmanin a estimé mardi soir que le texte contenait « des mesures manifestement et clairement contraires à la Constitution ». Au sein du gouvernement, on mise sur l’élagage des Sages de la rue Montpensier pour adoucir quelque peu le texte, avec la censure de plusieurs articles sur lesquels les LR n’ont rien voulu lâcher durant les négociations en commission mixte paritaire. La « caution retour » pourrait en faire les frais au nom d’une rupture d’égalité disproportionnée. « Ce point sera sans doute examiné de très près par le Conseil constitutionnel, comme d’ailleurs l’ensemble des restrictions mises en place sur les allocations sociales », admet Stéphane Piednoir. Saisi mercredi par Emmanuel Macron, le Conseil constitutionnel a désormais un mois pour se prononcer.