Un ancien ministre de l’Intérieur volant au secours de la fast fashion, une influenceuse fustigeant un texte qui ne « rend pas la mode plus responsable, mais seulement moins accessible ». Voilà le contexte qui entoure le début de l’examen au Sénat de la proposition de loi anti fast-fashion, portée par la députée Anne-Cécile Violland (Horizons) et adoptée à l’Assemblée nationale il y a plus d’un an.
Deux associations, Les Amis de la Terre et l’Observatoire des multinationales ont attiré fin mai l’attention de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pour qu’elle exerce son droit de contrôle sur les activités de lobbying du géant chinois de vente de vêtement en ligne, Shein.
Les associations alertent sur « de potentielles irrégularités dans les déclarations d’activités de représentation d’intérêts » du groupe et des formulations « vagues et non-informatives ». Pour mémoire, depuis 2017 et l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2, les lobbyistes, mais aussi les entreprises, associations et ONG, doivent s’inscrire sur un répertoire géré par la HATVP. Ils sont tenus d’y déclarer leurs activités chaque année, en précisant les sujets sur lesquels ils sont intervenus et les types de décisions publiques visées, les responsables publics rencontrés et les moyens déployés.
« Ils m’ont même invité à un défilé de mode mais je n’ai pas donné suite »
Dans le viseur des associations figure l’ancien ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner. Via sa société « Villanelle Conseil », Christophe Castaner a été recruté en 2024 par Shein, pour l’accompagner dans sa démarche de responsabilité sociétale (RSE) au sein d’un comité consultatif. Si l’ancien patron du groupe LREM à l’Assemblée nationale assure que son contrat « n’est pas un contrat de lobbying mais d’appui et de conseil », en janvier dernier à BFMTV, il jugeait néanmoins « assez dégueulasse » de vouloir « faire payer plus en taxant les produits pour les plus populaires ».
Une référence à l’article 2 de la proposition de loi qui prévoit un malus financier applicable aux producteurs de la filière textile sur leurs vêtements les plus polluants, notamment sur la base de critères de durabilité. Ces pénalités viendront financer les bonus reversés aux entreprises les plus vertueuses de l’industrie textile, selon le principe de l’éco-contribution. (lire notre article)
« C’est une taxe […] qui concerne principalement Shein et ses clients qui pourrait s’élever jusqu’à 10 euros par produit vendu par la marque d’ici à 2030 », a mis en garde sur ses réseaux, la papesse des influenceuses, Magali Berdah dans une collaboration commerciale avec la marque qui reprend les codes de l’interview micro-trottoir.
Cet argument d’une hausse des prix pour les plus modestes est l’un des axes d’un rapport commandé à Frédéric Jenny, professeur d’économie à l’Essec, que la marque a envoyé à bon nombre de sénateurs de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire. « J’en ai lu un bref résumé mais je connais leurs arguments », confirme le vice-président LR du Sénat, Didier Mandelli. Le Premier vice-président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable indique avoir rencontré les représentants d’intérêts de la marque « il y a plus d’un an », « comme d’autres ». « Ils m’ont présenté leur modèle comme étant évidemment vertueux. Ils sont restés évasifs à mes questions précises sur les conditions de travail de leurs salariés, le bilan carbone… J’ai été sollicité trois ou quatre fois depuis. Ils m’ont même invité à un défilé de mode mais je n’ai pas donné suite », relate-t-il.
Exigence de loyauté de l’information
« Il est légitime que les différents groupes intérêts s’expriment auprès des parlementaires. Mais ça se fait dans certaines conditions : indépendance, transparence et loyauté de l’information transmise » rappelle Arnaud Bazin, sénateur LR et président du comité de déontologie du Sénat qui précise ne pas avoir été sollicité sur la pertinence des informations de ce rapport transmis par Shein. En 2023, saisi par le comité de déontologie, le président du Sénat, Gérard Larcher avait mis en demeure le représentant d’intérêts, Phyteis, qui représente 19 fabricants de pesticides, pour avoir manqué à son devoir de probité. Dans le cadre de l’examen du projet de loi PACTE, Phyteis avait contacté plusieurs sénateurs pour les informer que l’interdiction de pesticides menaçait 2 700 emplois « directs » et plus de 1 000 emplois « indirects ». Suite aux investigations du comité de déontologie, « le lobbyiste n’avait pas été en mesure d’expliquer, de manière objective et chiffrée, son évaluation du nombre d’emplois menacés ».
Concernant la proposition de loi anti fast-fashion, la rapporteure LR du texte, Sylvie Valente-Le Hir indique, quant à elle, ne pas avoir été contactée par la marque Shein « en dehors des auditions ».
« Ce qui sème le doute, c’est le recrutement de Christophe Castaner »
Rappelons qu’en avril dernier, une nouvelle disposition du règlement intérieur de la chambre haute interdit aux sénateurs d’accepter de cadeaux de plus de 150 euros émanant d’un représentant d’intérêts.
« Certains médias et certains députés ont laissé croire que les sénateurs pouvaient être influençables. Certains ont parlé de corruption. Ce qui sème le doute dans l’esprit du grand public c’est le recrutement de Christophe Castaner par Shein », estime Didier Mandelli.
Au Palais du Luxembourg, « les attaques » de la députée Anne-Cécile Violland contre la réécriture du texte en commission sénatoriale, sont particulièrement dénoncées. « Elle a vraiment mis le feu. On a un bicamérisme en France, c’est donc normal de ne pas avoir les mêmes conclusions. C’est ça qu’elle n’a pas supporté. Elle a attaqué le Sénat ! », s’agace un membre de la commission. Il y a quelques semaines, la venue Anne-Cécile Violland au Sénat, accompagnée des caméras de l’émission « Complément d’enquête », a conduit Gérard Larcher à s’en plaindre auprès de son homologue de l’Assemblée, Yaël Braun-Pivet.
La proposition de loi telle que votée par les députés prévoit des sanctions renforcées pour les plateformes de fast fashion à travers un système revu de « bonus-malus » qui tient compte des « coûts environnementaux » d’une production excessive avec des pénalités liées à « l’affichage environnemental » des produits. Mais le Sénat, en accord avec le gouvernement, a supprimé cette référence en commission, préférant des critères liés à la « durabilité » et aux « pratiques commerciales » des plateformes dans le but de viser davantage « l’ultra fast fashion » de Shein et Temu, tout en préservant des entreprises européennes ou françaises qui auraient pu être concernées par le texte de l’Assemblée. De même, dans sa mouture initiale, l’article 3 de la proposition de loi interdisait la publicité pour les vêtements issus de la fast-fashion, sur le modèle de la loi Evin avec le tabac et l’alcool. Mais les commissaires au développement durable ont fait le choix de resserrer le dispositif aux seuls influenceurs qui se verront empêcher de faire de la publicité pour ces vêtements. « Nous avons supprimé cette interdiction globale car elle aurait pu être interprétée par Bruxelles comme une entrave à la liberté d’entreprendre », expliquait en mars dernier, Sylvie Valente-Le Hir à publicsenat.fr.
« C’est peut-être le dernier texte environnemental du quinquennat »
« Si l’on en reste au texte tel que modifié en commission, c’est-à-dire se contenter de définir les critères de fast-fashion par décret, on reporte la charge sur le gouvernement. Et nous, parlementaires, nous légiférons sur une coquille vide qui ne sert pas à pas grand-chose à part qu’il faut lutter contre les abus », estime le sénateur écologiste, Jacques Fernique qui précise ne pas avoir ressenti « de pression particulière » sur ce texte.
La sénatrice socialiste Nicole Bonnefoy rappelle le contexte de l’examen de ce texte. « Avec tous les reculs que l’écologie est en train de subir, la loi Duplomb, l’A69, les ZFE, c’est peut-être le dernier texte environnemental du quinquennat. Espérons qu’il y aura une majorité au Sénat pour revenir à la version initiale. Quand on connaît l’impact environnemental, économique et social de la fast-fashion, il serait ennuyeux que le Sénat soit moins-disant ».
Jacques Fernique abonde et complète avec un argument de poids. « Ce sont les collectivités, les opérateurs de déchet de l’économie sociale et solidaire qui subissent de plein fouet l’impact de la fast fashion. Je vois mal les sénateurs, élus des territoires, estimer qu’on peut se passer d’une régulation ».
Entre 2010 et 2023, les vêtements mis sur le marché en France sont passés de 2,3 milliards à 3,2 milliards ; plus de 48 vêtements par habitant sont mis sur le marché chaque année en France et 35 sont jetés chaque seconde dans le pays, selon l’Ademe, l’agence de l’environnement.