Depuis quelques jours les calculettes chauffent dans les arrière-cuisines des partis politiques. Alors que les programmes portés par les forces en présence pour les élections législatives anticipées tombent au compte-gouttes, la bataille des chiffres est déjà engagée. Avec à chaque fois un double enjeu : afficher la crédibilité financière et économique des mesures que l’on porte, mais aussi démontrer que les promesses de ses adversaires ne tiennent pas la route. À plus forte raison quand la France accuse une dette publique au-delà des 3 000 milliards d’euros et un déficit à 5,5 % du PIB pour l’année 2023.
De ce point de vue, le programme porté par le « Nouveau Front populaire » (NFP), le plus détaillé présenté à ce jour avec plus de 150 mesures, mais aussi le plus généreux en termes d’augmentation des salaires et sur le plan de la protection sociale, est devenu la première cible du camp présidentiel. Raillant « l’insoutenable légèreté financière » de la gauche dans un entretien au journal Le Monde, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, a estimé que l’application des mesures proposées conduirait « à la mise sous tutelle de la France par Bruxelles et le Fonds monétaire international ».
À ce stade, aucune budgétisation officielle – c’est-à-dire qui soit validée par l’ensemble des composantes de l’accord – n’a été présentée, même si différents responsables de gauche ne cessent de nous répéter depuis plusieurs jours que des « éléments de chiffrage » seront prochainement présentés. Vendredi dernier, en marge de la présentation du programme du NFP, Manuel Bompard, le coordinateur de la France insoumise invoquait un « travail en cours » : « Il faut dire que les conditions de préparation de ces élections sont extraordinaires […] On avait quelques jours pour se mettre d’accord sur un programme et des circonscriptions ».
Ce mercredi, les principaux leaders du NFP se sont réunis pour évoquer la question, nous confie un chef de parti. Un communiqué pourrait tomber dans la soirée. « Le chiffrage est en cours avec des économistes et des experts. Il faut arbitrer certaines séquences, certains équilibres », explique la sénatrice écologiste Mélanie Vogel.
Un argument de campagne
La gauche sait qu’elle joue gros sur cette question, et qu’elle devra présenter un plan de financement particulièrement solide si elle ne veut pas prêter le flanc, à la fois aux attaques de la majorité, mais aussi à celles d’un Rassemblement national qui a commencé à rétropédaler sur ses propres promesses de campagne, comme la retraite à 60 ans, au nom du redressement des comptes publics.
« C’est un point d’attaque », concède Sophie Taillé-Polian, députée sortante (Génération. s) du Val-de-Marne. « Mais que ces gens-là ne viennent pas nous faire la leçon ! Le gouvernement a perdu la note de Standard & Poor’s, le Haut conseil des finances publiques parle de ‘désarmement fiscal’… », épingle l’élue. Le dérapage du déficit en fin d’année offre à la gauche un angle d’attaque tout trouvé contre les critiques de la macronie, qui a fait du sérieux budgétaire sa marque de fabrique. « Ça et le creusement des inégalités », pointe une parlementaire. « Ils ont fait le tapin des capitaux étrangers, et ça ne ruisselle toujours pas. Ça fait sept ans que l’on attend la pluie ! »
« Bien sûr que notre programme est finançable », poursuit Sophie Taillé-Polian. « Nous avons des solutions multiples avec une ligne de force : réparer les services publics, augmenter les salaires et faire en sorte que les gros payent gros, et que les petits payent petit. » « On caricature toujours ces propositions par rapport à ce que porte le programme d’Emmanuel Macron. Je rappelle que le programme du Nouveau Front populaire est extrêmement solide sur le plan économique, on le travaille avec des dizaines et des dizaines d’économistes », a également défendu la députée sortante LFI de Seine-Saint-Denis Aurélie Trouvé sur BFM TV.
« À chaque fois que la gauche est sur le point d’arriver au pouvoir, la droite nous fait un procès en légitimité comptable », s’agace Emmanuel Maurel, animateur national de la Gauche républicaine et socialiste. « Ce que l’on propose, c’est une politique de relance assez classique, comme il en existe partout dans le monde. La taxation des superprofits, les hausses de salaires, les investissements massifs… Joe Biden a fait la même chose avec l’Inflation Reduction Act », se risque à comparer cet ancien vice-président de la région Île-de-France, candidat aux législatives dans le Val-d’Oise.
Du simple au double
Paradoxalement, le premier chiffrage concernant le programme du « Nouveau front populaire » a été dégainé par le camp adverse. Quelques heures seulement après le bouclage de l’accord, les soutiens de la majorité présidentielle relayent sur les réseaux sociaux un visuel qui détaille le montant de la dépense supposément engendrée par quelques-unes des principales mesures portées par la gauche. Le coût total de l’addition : 286,8 milliards d’euros, un chiffre largement repris depuis. Premier poste de dépenses : le retour de la retraite à 60 ans, estimé à 53 milliards, suivi par la création d’une CSG progressive pour 39 milliards.
Mais le même document fait aussi état d’une sixième semaine de congés payés pour la bagatelle de 30 milliards. Or, cette mesure ne fait pas partie du programme du « Nouveau Front populaire », un ajout qui discrédite le calcul proposé. Celui-ci n’intègre pas non plus les recettes supposées : la gauche propose des réformes fiscales d’ampleur, avec la création de 14 tranches d’imposition, la taxation des superprofits, le rétablissement de l’impôt sur la fortune et de l’exit tax. Mais aussi une réforme de l’impôt sur les successions, avec l’instauration d’un « héritage maximum ».
Dans un entretien accordé aux Echos, la députée sortante Valérie Rabault (PS) a présenté « son » chiffrage : 106 milliards d’euros de dépenses nouvelles sur la période 2024-2027. « Les principaux postes sont constitués par des mesures permettant de relancer la croissance par les salaires pour 23 milliards d’euros (hausse de 10 % du point d’indice des fonctionnaires, hausse de la rémunération des apprentis et des stagiaires, etc.), par la construction de 200 000 logements publics par an aux meilleurs critères environnementaux (10 milliards) et par la garantie autonomie qui complète les revenus des ménages en dessous du seuil de pauvreté pour 5 milliards », détaille l’ancienne rapporteure générale du Budget.
Elle table sur un retour à un déficit à « 3,6 % en 2029 », une trajectoire moins ambitieuse que celle portée par le gouvernement, mais assumée. Dans un communiqué commun, les LFI Clémence Guetté, députée sortante du Val-de-Marne, et Éric Coquerel, désormais ex-président de la commission des finances à l’Assemblée nationale, estiment néanmoins que le chiffrage proposé par Valérie Rabault est d’abord l’expression d’une « vision personnelle », et qu’elle a « limité » la portée de certaines mesures. Son calcul, notamment, ne prend pas en compte le coût engendré par la suppression de la réforme des retraites. « Sur cette question, il peut y avoir des différences d’interprétation, et c’est le rapport de force au sein du Front populaire à l’issue des élections qui permettra de clarifier les choses », précise la socialiste, toujours auprès des Echos.
Le débat parlementaire
La nuance en dit long aussi sur les possibles dissensions à venir au sein du NFP sur ce dossier. Si le programme commun s’accorde sur l’abrogation du report de l’âge légal de départ à 64 ans, et un « objectif commun à 60 ans », rappelons que durant la dernière campagne présidentielle les socialistes avaient défendu le maintien à 62 ans, tel que fixé par la réforme Touraine de 2014. Plus largement, l’un des négociateurs communistes de l’accord nous confiait la semaine dernière : « D’une formation à l’autre, les curseurs sont assez différents sur les questions économiques et sociales », notamment entre la gauche radicale et les sociaux-démocrates.
En clair, la portée financière de certaines mesures reste difficilement appréciable à ce stade, du fait des différences de ligne au sein de l’alliance. Dans l’hypothèse où la gauche remporte la majorité le 7 juillet et accède au pouvoir, il faudra attendre les débats dans l’hémicycle pour connaître le point d’atterrissage de pans entiers du programme. Par exemple, sur le volet énergétique : les fortes divergences entre les formations politiques, notamment sur la place du nucléaire, ont été renvoyées aux débats d’une « loi de programmation énergie-climat ».