C’est un feuilleton qui pourrait empoisonner le début d’année de Bruno Retailleau. Tout commence en fin d’année dernière, lorsque l’influenceur Doualemn, dans une vidéo TikTok, profère des menaces contre un opposant au régime algérien. La vidéo est signalée par Chawki Benzehra, un militant algérien réfugié en France et lanceur d’alerte contre les discours de haine. Après un signalement du maire de Montpellier, Michaël Delafosse, la préfecture de l’Hérault annonce le 7 janvier le retrait de son titre de séjour à la suite de ses propos sur les réseaux sociaux.
Alors que la comparution immédiate de Doualemn était prévue le 24 février, Bruno Retailleau, en décide autrement. Il signe un arrêté d’expulsion pour accélérer la procédure. Les autorités françaises l’embarquent dans l’avion direction l’Algérie en fin d’après-midi du 9 janvier. Mais les autorités algériennes ne le laissent pas descendre car il ferait, selon elles, l’objet d’une mesure de bannissement, inscrite dans une loi exceptionnelle de 2008. Cet aller-retour dans la journée pouvait déjà s’apparenter, aux yeux d’une partie de l’opinion publique, à un premier camouflet pour le ministre.
Mercredi, saisi en référé par les avocats de l’influenceur, le tribunal administratif de Paris a suspendu l’expulsion de l’influenceur vers l’Algérie, au motif que la procédure d’urgence utilisée par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau n’était pas justifiée.
Qu’est-ce que l’expulsion en urgence absolue ?
C’est la voie choisie par Bruno Retailleau au début du mois pour expulser l’influenceur. L’expulsion est une mesure de police administrative qui permet d’éloigner une personne représentant une menace grave pour l’ordre public. « Dans le cadre d’une procédure normale, la personne qui fait l’objet d’une mesure d’expulsion passe devant le COMEX (Commission départementale d’expulsion des étrangers) qui est composé de magistrats. Elle rend un avis qui n’est pas contraignant, mais il donne quand même le ton pour la suite de la procédure et la personne a le temps de préparer sa défense. Bruno Retailleau a choisi l’expulsion en urgence absolue qui est utilisée à l’encontre des personnes qui représentent une menace grave et actuelle. La mesure d’expulsion est exécutée immédiatement et la personne peut ne pas avoir le temps de déposer une requête devant le juge administratif », explique Nicolas Hervieu, enseignant à Sciences Po et juriste spécialisé en droit européen des droits de l’homme. Il ajoute : « Au vu des éléments du dossier, les juges ont considéré que cet influenceur ne représentait pas un danger imminent ».
Le tribunal administratif a, en effet, estimé qu’il ne résultait pas en l’état que sa présence en France « ferait peser un danger imminent pour l’ordre public au point de justifier son expulsion en urgence absolue, alors que l’autorité judiciaire n’a pas estimé utile de le placer en détention provisoire ni même sous contrôle judiciaire », écrivent les juges des référés dans leur ordonnance. En conséquence, son cas ne relevait pas d’une « urgence absolue permettant de priver l’intéressé, avant de l’expulser, de garanties essentielles », appuient les juges.
Quelle est la voie de recours pour le ministre ?
« Les avocats de l’influenceur ont déposé un référé suspension. La voie de recours pour le ministère consisterait à former un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat. C’est peu probable qu’il choisisse cette voie. Car le Conseil d’Etat va prendre plusieurs mois pour contrôler, en droit, la régularité de la procédure. Et d’ici là cette personne peut ne plus être sur le territoire », note le juriste.
Quelle suite pour l’influenceur Doualemn ?
Doualemn est actuellement retenu au centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot en Seine-et-Marne, le plus proche de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. Ses avocats ont indiqué qu’une « demande de mise en liberté sera déposée dans les plus brefs délais ».
De son côté, le tribunal administratif a indiqué que le ministre de l’intérieur devra, s’il souhaite expulser M. Naman (le patronyme de l’influenceur Doualemn, NDLR), utiliser « le cadre d’une procédure d’expulsion ordinaire ». Le ministère de l’Intérieur a un mois pour réexaminer la procédure.
« C’est un demi-succès pour le ministre, car le tribunal valide la possibilité d’une expulsion. Toutefois tant qu’une nouvelle procédure d’expulsion n’est pas lancée, cette personne a vocation à sortir du CRA. L’enjeu ici, ce n’est pas l’état de notre droit qui laisse une grande latitude aux autorités pour procéder à des expulsions, mais l’état des relations diplomatiques avec l’Algérie. Dans un arrêté d’expulsion vous avez deux éléments : le principe de l’expulsion et la fixation du pays de destination. Or, si ce pays refuse de récupérer son ressortissant, toute la procédure est bloquée. Imaginons maintenant que les relations diplomatiques avec l’Algérie s’enlisent pendant plusieurs années. Si cet influenceur se tient à carreau, il pourrait ne plus être expulsable car ne représenterait plus une menace grave et actuelle », souligne Nicolas Hervieu.