L’exécutif sur le grill de la crise en Nouvelle-Calédonie
Par Hugo Ruaud
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Cinq morts, dont deux gendarmes, des dizaines de blessés et des centaines de millions d’euros de dégâts : le bilan provisoire des violences qui touchent depuis lundi la Nouvelle-Calédonie est déjà lourd. L’île, colonisée par la France au XIXe siècle, se déchire autour d’une réforme constitutionnelle censée modifier le collège électoral que les représentants du peuple autochtone kanak rejettent vigoureusement. A 17 000 kilomètres de Nouméa, depuis Paris, l’exécutif tente de maîtriser l’incendie avec un mot d’ordre, la fermeté : l’état d’urgence est entré en vigueur jeudi matin, l’armée s’est déployée dans les rues et le réseau social chinois TikTok a été interdit. Le retour à l’ordre « est un préalable à la poursuite du dialogue », affirme le Premier ministre Gabriel Attal. Le gouvernement tente de réagir et de couper l’herbe sous le pied des oppositions, car les violences en Nouvelle-Calédonie sont potentiellement inflammables pour l’exécutif. Une épine dans le pied de l’exécutif, qui comptait sur cette semaine pour réaliser « une séquence économique », selon Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos et enseignant à Sciences Po. Après le sommet « Choose France » et l’annonce de 15 milliards d’euros d’investissement étranger dans le pays, le gouvernement comptait effectivement marquer le coup avec la visite par Bruno Le Maire vendredi d’une usine de batterie électrique en Bretagne. Le président de la République a d’ailleurs « changé la totalité de son agenda », note Gaspard Gantzer, ancien conseiller communication de François Hollande à l’Elysée, pour qui cela dénote « la gravité » de la crise. Emmanuel Macron, qui devait se rendre aujourd’hui à Flamanville pour le démarrage tant attendu de l’EPR a annulé son déplacement et opté pour l’organisation d’un conseil de défense.
Précédents historiques
« L’opinion publique se sent moins concernée que lors des Gilets jaunes ou des émeutes de l’été dernier, mais elle suit toujours les crises avec attention, celle-ci aussi, étant donné sa gravité », assure Gaspard Gantzer. D’autant que les précédents historiques existent. « Le plus spectaculaire, c’est 1988 », relate l’historien Jean Garrigues, président du Comité d’histoire parlementaire et politique. En pleine campagne pour l’élection présidentielle, et alors que des assassinats politiques émaillent la Nouvelle-Calédonie depuis plus de dix ans, des indépendantistes kanaks prennent en otage des gendarmes. « Cela avait conduit à une riposte conduite par Jacques Chirac, à l’époque Premier ministre, qui visait à montrer la fermeté de l’Etat vis-à-vis d’une dissidence des territoires ultramarins », explique Jean Garrigues. Pour l’historien, la « demande de fermeté » est une constante dans l’opinion publique lorsqu’il s’agit des Outre-mer. « Il y a aussi une forme de réflexe un peu néocolonial à considérer que la métropole n’a pas à se laisser dicter les choses par les habitants d’outre-mer, comme s’il devait y avoir une forme de « préférence métropolitaine », analyse l’historien.
Procès en laxisme
35 ans plus tard, ces événements s’inscrivent dans un contexte politique où la violence est perçue comme omniprésente, et mal appréhendée par le gouvernement. Ces émeutes « permettent aux oppositions d’appuyer à nouveau sur ce qu’elles dénoncent comme un point faible de l’exécutif, à savoir le régalien », explique Brice Teinturier. Dès mercredi, droite et extrême droite ont appelé de concert à décréter l’Etat d’urgence, ce qu’Emmanuel Macron a fait quelques heures plus tard. La crise en Nouvelle-Calédonie, le décès d’un gendarme et les images de magasins pillés « s’inscrivent dans un climat, et peuvent faire écho aux émeutes », indique Brice Teinturier, sans toutefois être en mesure de savoir « si les Français en font un grand tout ou s’ils distinguent le cas de la Nouvelle-Calédonie du reste des violences ». De ce point de vue « critiquer, marteler que le laxisme est à l’œuvre, que l’exécutif manque de fermeté, cela finit par créer des effets dans l’opinion », poursuit le sondeur, pour qui la droite et l’extrême droite ont beau jeu d’assimiler la politique régalienne d’Emmanuel Macron à celle de François Hollande – taxé par LR et le RN de laxisme tout au long de son mandat : « Ce n’est pas un hasard si une personnalité comme Bruno Retailleau choisit de prendre 2012 et le mandat de François Hollande comme point de rupture ». Jeudi matin, sur France Inter, le chef de file des sénateurs LR déplorait en effet « une idéologie anti-prison », pointant « des Gardes des Sceaux à gauche : Madame Taubira, Madame Belloubet, Monsieur Dupond-Moretti », au point qu’aujourd’hui « les Français sont totalement effarés, ils ont le sentiment d’une perte de contrôle de l’Etat »,
Pour la gauche, l’exécutif est responsable
Et malgré la série de mesures de fermeté décrétée par Gabriel Attal et les milliers de forces de l’ordre envoyés sur place, le gouvernement reste par ailleurs exposé à des critiques de fond sur la gestion des événements. « Cette crise est préjudiciable au gouvernement car elle marque que quelque chose ne fonctionne pas – quelles que soient les responsabilités des différents interlocuteurs. Dans l’opinion, si la situation en arrive là, c’est que l’exécutif a failli », assure Brice Teinturier. Moins encline à verser dans la surenchère sécuritaire, la gauche pointe la responsabilité du gouvernement dans ces événements. « On a mis les choses à l’envers, et aujourd’hui on en paye les conséquences », déplore par exemple Patrick Kanner, président des sénateurs socialistes. Pour l’ancien ministre des Sports, « le gouvernement n’a pas été impartial » sur la question calédonienne. « Il a attisé les braises, nous le payons aujourd’hui », charge encore le socialiste. Plus à gauche, l’exécutif est attaqué pour la dimension « coloniale » de sa réplique aux violences sur l’île. « A la sagesse, à la tempérance, à la lucidité, ils ont préféré l’affrontement et une posture coloniale pour mettre en minorité un peuple sur sa propre terre », dénonce par exemple le député communiste André Chassaigne, pour qui la réponse du gouvernement et l’instauration de l’état d’urgence sont le signe d’un « terrible retour aux armes des colonisateurs pour faire cesser les violences que leur politique a engendrées ». « La gauche française a souvent pris parti pour ces mouvements en dénonçant le néocolonialisme des pouvoirs en place », confirme l’historien Jean Garrigues, qui considère cependant ce parti pris comme « aux antipodes de la réalité ». Moins entendues dans l’opinion publique en métropole, ces attaques sont moins susceptibles de déstabiliser le gouvernement.
Nouvelle-Calédonie, quel numéro de téléphone ?
Une autre critique – très présente à gauche mais reprise également à droite – porte sur la méthode de l’exécutif : À qui revient-il de se charger du dossier ? De nombreux leaders appellent le Premier ministre à s’emparer du sujet, jusqu’ici traité par le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin. Le ministre de l’Intérieur, déjà critiqué après sa gestion de la loi immigration, essuie une nouvelle déconvenue dans le dossier calédonien, malgré sept déplacements et de nombreuses rencontres pour tenter les différentes parties de se mettre autour de la table. Prévisible selon ses adversaires : « A chaque fois qu’il y a eu une grave situation, c’est le Premier ministre qui est monté au front : Rocard en 1988, Jospin en 1998 mais aussi Edouard Philippe », indique par exemple Patrick Kanner, pour qui le dossier calédonien n’aurait pas dû « quitter le bureau historique du Premier ministre ». « La responsabilité du maintien de l’ordre incombe d’abord au ministre de l’Intérieur », relativise Jean Garrigues. Cependant, l’historien pointe « l’ambiguïté » du poste de Gérald Darmanin, qui cumule aussi bien l’Intérieur que les Outre-mer : « Cela mène à mettre l’accent sur la fermeté plutôt que sur les négociations, et cela donne un angle d’attaque à la gauche ». Mais derrière cette répartition des rôles se joue aussi une question d’autorité et de leadership. « Emmanuel Macron est-il prêt à laisser Gabriel Attal gérer seul ce dossier ? Gérald Darmanin accepterait-il de se laisser contrôler par son Premier ministre ? La question est ouverte », indique Jean Garrigues.
Après les mesures de fermeté annoncées mercredi, l’exécutif a désormais pour objectif d’obtenir un dialogue entre loyalistes et indépendantistes de Nouvelle-Calédonie. Une ambition qui se heurte à l’antagonisme mutuel des différentes parties : jeudi matin, une visioconférence qu’Emmanuel Macron avait proposée aux élus calédoniens n’a pas pu se tenir, les « différents acteurs ne souhaitant pas dialoguer les uns avec les autres pour le moment », selon l’Elysée. Gabriel Attal va convier à Matignon, avec le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, le président du Sénat Gérard Larcher, la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet, ainsi que les comités de liaison parlementaires sur la Nouvelle-Calédonie pour un « échange » sur la crise.