Alors qu’un nombre croissant de fonctionnaires exprime leur crainte de voir le RN accéder au pouvoir, le corps des magistrats ne fait pas exception. En raison de leur fonction, les magistrats sont tenus de respecter un certain nombre d’obligations déontologiques, notamment le devoir de réserve. Pour avoir réagi aux résultats des élections européennes du 9 juin et à la dissolution, plusieurs syndicats de magistrats ont été critiqués. Dans un communiqué paru le 11 juin, le Syndicat de la Magistrature, classé à gauche, appelle « l’ensemble des magistrates et magistrats, ainsi que toutes celles et ceux qui participent à l’activité judiciaire à se mobiliser contre l’accession au pouvoir de l’extrême-droite ». Le syndicat indique également sa volonté de participer aux différentes actions collectives et manifestations organisées. Le syndicat majoritaire chez les magistrats, l’Union syndicale des magistrats (USM), un syndicat qui se revendique apolitique, indique pour sa part rester « vigilante, sur le respect de nos valeurs républicaines telles que la séparation des pouvoirs, la défense des libertés publiques, parmi lesquelles la liberté syndicale, l’indépendance de l’autorité judiciaire et l’impartialité de la justice rendue au service de tous, sans distinction ». La possibilité pour les syndicats de réagir aux événements politiques fait débat et Unité Magistrats SNM – FO, syndicat placé plus à droite mais se revendiquant apolitique, s’inquiète des « prises de position partisanes » et s’alarme d’un recul du devoir de réserve.
Le devoir de réserve, une obligation déontologique compatible avec la liberté d’expression
L’ordonnance statutaire du 22 décembre 1958, énonce un certain nombre de limites à la liberté des magistrats, dans l’exercice de leurs fonctions, en plus des obligations qui incombent aux fonctionnaires, posées par le code général de la fonction publique. L’article 10 de l’ordonnance avance que « toute délibération politique est interdite au corps judiciaire. Toute manifestation d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions ». Si les magistrats sont donc tenus à un devoir de réserve, ces derniers peuvent tout de même exercer leur liberté d’expression, en particulier sur les sujets relevant de l’intérêt général. Cette décision de la Cour européenne des droits de l’Homme du 20 février 2024, limite l’exercice de la liberté d’expression des magistrats dans leurs fonctions juridictionnelles. Autrement dit, à titre personnel, les magistrats sont libres de s’exprimer sur des sujets politiques relevant de l’intérêt général. En revanche, ils ne peuvent le faire dans l’exercice de leur profession et leurs propos ne doivent pas être de nature à mettre leur impartialité en cause, notamment par rapport au pouvoir politique. « Le droit de réserve ne serait pas respecté si les magistrats qui vont être amenés à intervenir sur l’affaire des attachés parlementaires du RN, orientaient leur décision en fonction de l’appartenance politique des justiciables », détaille Olivier Cahn, maître de conférences en Droit à Cergy Paris Université.
En ce sens, Valérie Dervieux, représentante d’Unité Magistrats SNM – FO, estime que le Syndicat de la magistrature outrepasse ses prérogatives lorsqu’il appelle à la mobilisation contre le RN. « Même si le droit syndical est garanti aux magistrats, la liberté d’expression ne permet pas de dire n’importe quoi. La neutralité s’impose aux magistrats dans l’exercice des fonctions, or le syndicat de la magistrature utilise les canaux internes du ministère de la justice pour faire des appels au vote alors que cela relève de la vie privée », déplore Valérie Dervieux. « Ce qui est gênant c’est d’utiliser la magistrature pour faire passer des messages politiques », tranche la magistrate.
« Les syndicats ont une liberté de parole politique plus large »
L’un des principaux enjeux est donc de savoir dans quelle mesure le droit de réserve limite l’exercice des droits syndicaux des magistrats lorsqu’ils expriment notamment un avis sur l’organisation de l’Etat et des services publics. « Si les magistrats, ès qualités, doivent faire attention, au regard de leur devoir de réserve, les syndicats ont une liberté de parole politique plus large, selon la CEDH, y compris pour tenir des propos politiques », avance Olivier Cahn. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), conformément à l’article 64 de la Constitution, assiste le président de la République dans son rôle de garant de l’autorité judiciaire. A ce titre le CSM exerce une mission de veille déontologique et peut sanctionner les magistrats en cas de manquement à leurs obligations.
Les membres du CSM ont d’ailleurs rendu un avis, en décembre 2023, sur la conciliation entre le devoir de réserve des magistrats et l’exercice de la liberté syndicale. Le Conseil estime que les magistrats restent soumis à leurs obligations déontologiques dans le cadre de leurs activités syndicales, mais ils peuvent bénéficier, dans ce cadre, « d’un droit de s’exprimer qui est encore plus large » et ils ont la possibilité « d’adopter un ton polémique, pouvant comporter une certaine vigueur, qui constitue un corollaire indispensable à un plein exercice de la liberté syndicale ».
« Les juges ont les moyens de résister, en droit »
Si les magistrats peuvent s’exprimer librement, et a fortiori dans un cadre syndical, sans méconnaître leurs obligations déontologiques, la question d’une « désobéissance » semble plus complexe. En tant que tel, il n’est pas envisageable pour les magistrats de « désobéir » sans s’exposer à des sanctions. En ce qui concerne les magistrats du siège, totalement indépendants du pouvoir politique, ces derniers ne pourront, par exemple, refuser d’appliquer des dispositions législatives à partir du moment où elles sont conformes à la Constitution. Néanmoins, comme le souligne le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, « la préférence nationale, appliquée de façon systématique, est contraire à la Constitution ». Par conséquent, un important nombre de mesures, même si elles étaient adoptées par le Parlement, ne pourraient pas produire d’effets juridiques dans les tribunaux s’ils ne respectent pas la hiérarchie des normes. Principe fondamental, et essentiel pour le magistrat, la hiérarchie des normes implique que certaines normes juridiques priment sur d’autres en cas de contradictions entre les deux. Ainsi, la loi ne doit pas contrevenir aux engagements internationaux de la France ou à la Constitution. « Il va y avoir une confrontation entre le judiciaire et le politique. Le RN a l’habitude de crier au gouvernement des juges et souhaite faire primer la loi sur le droit international et européen par exemple. Dans cette mesure, le juge pourra écarter la loi contraire à la norme supérieure. Donc, les juges ont les moyens de résister, en droit », analyse Olivier Cahn.
Pour les magistrats du parquet, la situation est largement différente, soumis à l’autorité hiérarchique du garde des Sceaux, les représentants du ministère public sont chargés d’appliquer la politique pénale du ministre de la Justice. « Les parquetiers sont tenus, la plume est serve, ils seront obligés de reprendre les réquisitions de leur hiérarchie et porter la politique pénale du garde des Sceaux, la marge de manœuvre du ministère public est particulièrement faible », explique Olivier Cahn. Cependant, les magistrats du parquet pourraient s’affranchir de leurs obligations dans un cas bien précis. Dans un arrêt de 1949, le Conseil d’Etat estime que les fonctionnaires sont tenus de désobéir si leur hiérarchie leur donne un ordre manifestement illégal et qui compromet gravement un intérêt public. « En leur qualité de professionnel du droit, les magistrats du siège sont fondés à refuser un ordre illégal », confirme Olivier Cahn. Dérogation notoire au devoir de réserve, cette exception a été posée par le Conseil d’Etat pour tirer les enseignements du régime de Vichy.