« Je n’ai pas constaté, comme universitaire ou comme citoyen, de montée en puissance d’un pouvoir juridictionnel, dont je déplore plutôt la faiblesse dans une période récente » pose d’emblée Paul Cassia. Le professeur de droit public à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne invite d’ailleurs les sénateurs à remettre sur le gril le « présupposé » qui présidait à leurs travaux d’une judiciarisation de la vie publique. D’après lui, le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel et même la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) « ont toujours tout validé ou presque », notamment dans le cadre de la crise sanitaire, où Paul Cassia s’est plusieurs fois fait le porte-voix d’associations pour porter des recours au Conseil d’Etat – sans succès
« Le Conseil constitutionnel n’a jamais empêché la gauche de nationaliser et la droite de privatiser »
Jean-Philippe Derosier « se retrouve » dans les propos de son « collègue et ami », même s’il tempère quelque peu la position : « Nous avons besoin d’un pouvoir juridictionnel au sens large. Le Conseil constitutionnel n’a pas exactement tout validé pendant la crise sanitaire, mais il a peu retouché. Cela n’altère en rien la mission du législateur, mais les juges sont les gardiens ultimes des droits et des libertés. » D’après le professeur de droit constitutionnel à l’Université de Lille « le juge européen n’a jamais empêché les politiques français de mener les politiques qu’ils souhaitaient. » Même son de cloche chez Dominique Rousseau, professeur à l’École de droit de la Sorbonne de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne : « Le Conseil constitutionnel n’a jamais empêché la gauche de nationaliser et la droite de privatiser. »
Dans une discussion d’universitaires, le ton est cordial et les échanges constructifs, mais les affinités et les cultures politiques ne sont pas totalement absentes. Une sorte de clivage gauche-droite se dessine au fur-et-à-mesure de la table ronde, puisque Paul Cassia, Jean-Philippe Derosier et Dominique Rousseau semblent – à des degrés divers – dessiner une position plutôt favorable à un constitutionnalisme qui fait du juge un garant des libertés individuelles. Tandis que Bertrand Mathieu, conseiller d’Etat membre du comité Balladur institué par Nicolas Sarkozy et de la Haute autorité de la primaire LR en 2016, prend une position « diamétralement opposée » et analyse la « désaffection des citoyens vis-à-vis de la politique » comme une « prise de conscience que le pouvoir échappe aux politiques » avec l’action « des juges, de la Commission européenne, de la Banque centrale ou des Agences de notation. »
« Avec les contrôles des juges, aucun candidat à l’élection présidentielle ne pourra réaliser son programme »
D’après lui, diverses évolutions juridiques récentes – notamment dans la jurisprudence de la CEDH ou les modifications de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) – « arrivent à un point de déséquilibre où le contrôle prend le pas sur l’action. » Bertrand Mathieu l’affirme : « Si on prenait les programmes des candidats à l’élection aujourd’hui et qu’on les soumettait aux contrôles auxquels ils seront soumis, je crois qu’il n’y a aucun candidat qui pourra véritablement réaliser son programme. » Et le professeur à l’école de droit de la Sorbonne d’ajouter : « Le juge dispose d’instruments extrêmement forts qui produisent parfois une régulation extrêmement politique. »
Le professeur de droit public à Sciences Po, Guillaume Tusseau conclut ce premier tour de la table ronde avec un sens de la synthèse qui sied à une ultime prise de parole : « Y a-t-il véritablement judiciarisation de la vie politique ou du fantasme ? Je serai plus nuancé. » Sur le fond, Guillaume Tusseau observe une véritable dynamique : « Aujourd’hui des décisions de justice font la une des grands quotidiens et ce n’est pas propre à la France. Dans tous les Etats, on voit intervenir des décisions de justice qui tranchent des questions électorales, des questions éthiques majeures ou même des rattachements politiques dans le cas de la Catalogne ou du Québec. » Dans le cas français, Guillaume Tusseau place cette rupture au début de la Vème République et dans la Constitution de 1958 : « Le changement massif de la Vème République, c’est la perte de souveraineté de la loi par rapport à la Constitution et aux traités. »
« Le gouvernement des juges n’existe pas en France »
Là-dessus, tous les constitutionnalistes et publicistes autour de la table semblent d’accord. Jean-Philippe Derosier explique par exemple que « le XIXème siècle a connu le culte de la loi par un syllogisme simple : la Nation est souveraine, le Parlement représente la Nation, donc il est souverain. » Or Dominique Rousseau rappelle bien que certains Révolutionnaires eux-mêmes, comme Condorcet, avaient pu mettre en garde contre « cet absolutisme de la majorité » parlementaire. Ainsi, dans cette vision, le juge sert de « contrôle pour empêcher l’excès de pouvoir. » De même, Jean-Philippe Derosier se dit « heureux qu’un organe soit en mesure de contrôler le Parlement » et rappelle que le juge n’a pas tous les pouvoirs en citant la formule de Dominique Rousseau : « Le juge a la gomme, pas le crayon. »
Finalement, les deux dernières interventions résument à la fois les constats communs et les désaccords de fonds entre les intervenants, probablement le propre d’une table ronde sur des sujets à la fois si techniques et si « éminemment politiques » selon les mots de Bertrand Mathieu. Le conseiller d’Etat rappelle les dernières décisions du Conseil d’Etat en matière environnementale et de la CEDH en matière de contrôle des frontières et de temps de travail des militaires, qui sont des « questions éminemment politiques. » Il rappelle que « le juge a pour mission d’appliquer l’intérêt général défini par le politique. » À l’inverse, Paul Cassia confie en guise de conclusion, après avoir entendu toutes ces interventions, être « rassuré que le gouvernement des juges n’existe pas en France. » Pas sûr que tous les intervenants partagent cet avis.