La France sera-t-elle le premier pays à inscrire l’interruption volontaire de grossesse dans sa Constitution ? La balle est maintenant dans le camp du Sénat, et la majorité sénatoriale de droite ne semble pas pressée de la saisir. « En l’Etat, le texte n’est pas satisfaisant », lâche la sénatrice (apparentée LR) Agnès Canayer à la sortie de la réunion de groupe. Le projet de loi constitutionnelle visant à inscrire l’IVG dans la Constitution était au menu de la réunion hebdomadaire des Républicains du Sénat. Aucune consigne de vote n’a été donnée sur le texte qui arrive en séance publique le 28 février, chacun devra se déterminer en conscience. Toutefois, le président du groupe LR, Bruno Retailleau n’a jamais caché son opposition. Et Gérard Larcher, le président de la chambre Haute, a exprimé publiquement son rejet à une telle révision constitutionnelle, estimant d’une part que le l’IVG n’était pas menacée en France, d’autre part que le texte fondamental qui régit les institutions de la Vème République n’a pas vocation à devenir « un catalogue de droits sociaux ».
« Je suis très favorable à l’IVG mais je suis contre son inscription dans la Constitution. Excusez-moi de parler comme ça mais à ce compte-là, pourquoi ne pas y inscrire les problèmes d’éjaculation précoce qui posent des problèmes à certains couples ou le droit à l’euthanasie ? », balaye un sénateur.
Fin janvier, l’Assemblée nationale a adopté à une très large majorité le projet de loi constitutionnelle selon lequel « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». De quoi laisser penser dans un premier temps, que la date du 5 mars pour réunir le Parlement en Congrès, annoncé en décembre par Aurore Bergé, alors ministre des Solidarités et des Familles, pouvait être tenue.
Mais l’exécutif a depuis mis de l’eau dans son vin, bien conscient que certains sénateurs avaient peu goûté l’annonce d’un Congrès avant même le vote du Sénat. En effet, une révision constitutionnelle nécessite un vote conforme dans les deux chambres, à la virgule près, avant la réunion du Parlement en Congrès à Versailles, où le texte doit être adopté au 3/5e de ses membres pour être inscrit dans le texte fondamental.
« Nous prendrons le temps qu’il faut »
A la veille de l’examen du projet de loi en commission des lois, les sénateurs auditionnaient ce mardi, Éric Dupond-Moretti. Et une nouvelle fois (lire notre article), le garde des Sceaux a brossé les élus dans le sens du poil. « Je viens devant vous pour débattre, pour écouter ce que vous avez à me dire et essayer de vous convaincre. Et je ne suis pas pressé. Si certains ont eu l’impression que la charrue était mise avant les bœufs […] Sachez que ça n’a jamais été mon intention et encore moins celle du président de la République. Le Parlement, c’est une évidence, doit faire son travail. Et nous prendrons le temps qu’il faut ».
Voilà pour les bonnes intentions, mais du côté d’une partie de la majorité sénatoriale de droite et du centre, ce sont avant tout les implications juridiques de la rédaction du gouvernement qui posent problème. Car le Sénat a déjà montré, l’année dernière, qu’il pouvait adopter un projet de loi visant à inscrire l’IVG dans la Constitution, grâce à l’appui d’une trentaine de voix LR et centristes. Il s’agissait d’une proposition de loi portée par les députés LFI et amendée en séance par le sénateur, Philippe Bas (LR). Elle inscrit à l’article 34 de la Constitution, la phrase suivante : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. »
« L’esprit de cette révision c’est la protection de la loi Veil, mais pas son extension »
Or, le projet de loi fait état d’une liberté « garantie » à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. Devant la délégation aux droits des femmes du Sénat, Éric Dupond Moretti avait indiqué que « l’écriture proposée par le gouvernement était à 98,5 % celle du Sénat ». « Le terme ‘’garantie’’ était une demande forte de l’Assemblée nationale. Et ce mot constitue la seule précision qui a été reprise de vos collègues députés », a-t-il souligné avant d’assurer. « Ce terme ne crée en aucune manière, un droit absolu, sans limite ou opposable ». Pour développer son propos, le ministre a longuement fait référence à l’avis du Conseil d’Etat qui précise que les autres principes en jeu dans cette révision, la liberté de conscience (des médecins et des sages-femmes) et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine sont déjà consacrés à un niveau Constitutionnel […] l’esprit de cette révision c’est protection de la loi Veil mais pas son extension », a-t-il martelé.
Un développement qui n’a pas convaincu la rapporteure. « La formule retenue est proche mais pas identique à celle que le Sénat a votée il y a un an […] Vous introduisez un concept nouveau qu’on ne retrouve nulle part dans la Constitution, celui de liberté garantie […] J’entends la recherche de compromis avec l’Assemblée nationale. Néanmoins, en tant que constituants nous devons être particulièrement attentifs et vigilants. Pour nous, il est essentiel que le texte soit clair, limpide et ne laisse pas présager de futurs effets inconsidérés », a défendu Agnès Canayer.
« Garantie » : « Si ce mot n’a pas de portée juridique, il ne faut pas le mettre »
Et si l’année dernière, la gauche du Sénat avait pu compter sur « la créativité » de Philippe Bas, selon l’expression de la sénatrice PS, Marie-Pierre de la Gontrie, pour parvenir à l’adoption inespérée de la proposition de loi constitutionnelle, le sénateur de la Manche est aujourd’hui loin de donner quitus à la rédaction de l’exécutif. « Avec la majorité de nos collègues sénateurs, nous avons accepté le principe de cette inscription à condition qu’elle soit dépourvue d’ambiguïté […] Je me suis demandé s’il y avait des droits et des libertés garanties et d’autres qui ne le seraient pas dans la Constitution. Le constituant, quand il utilise un mot, veut en général, que ce mot ait un sens, qu’il ait un effet utile, une portée juridique. Parce que sinon, ça ne relève pas de la Constitution mais d’une dissertation ou d’un discours […] Si ce mot n’a pas de portée juridique, il ne faut pas le mettre. Et s’il en a une et que cette portée tendrait à faire reconnaître un nouveau pouvoir du juge d’indemniser une personne qui n’aurait pas eu accès à l’IVG parce que les moyens n’auraient pas été mis par le gouvernement et le Parlement, ça en fait un droit opposable. Alors il y aurait un déplacement du pouvoir du Parlement vers le pouvoir du juge et je n’y serais pas favorable ».
« Surprise du chef »,
Éric Dupond-Moretti a pris acte « de cette discussion technique » et a encouragé les sénateurs à relire l’avis d’un Conseil d’Etat. « Il répondra à toutes vos questions ». « Sans aucune forme de pression », le ministre a néanmoins conclu par ce qui peut s’apparenter à une petite injonction. « On ne pourrait pas faire quelque chose de transpartisan. Le temps n’est pas venu de consacrer cette liberté qui ne l’est pas, tous ensemble ? Ça aurait beaucoup d’allure, je trouve. C’est quelque chose qui est très attendu par les femmes de notre pays ».
Philippe Bas déposera-t-il un amendement en séance pour revenir à sa réaction initiale ? « Surprise du chef », a-t-il répondu à publicsenat.fr. Si le texte n’était pas adopté conforme alors il repartirait à l’Assemblée nationale pour une nouvelle lecture et la révision constitutionnelle serait reportée.