Faut-il constitutionnaliser le droit à l’avortement ? Paroles de juristes

Faut-il constitutionnaliser le droit à l’avortement ? Paroles de juristes

INTERVIEW- Le 19 octobre, la proposition de loi transpartisane visant à inscrire l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution a été rejetée par le Sénat. Interrogées par Public Sénat, deux professeures de droit répondent aux questions soulevées par les sénateurs lors du débat parlementaire.
Public Sénat

Par Lucille Gadler

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« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. ». Ces mots de Simone de Beauvoir ont résonné à plusieurs reprises dans l’hémicycle, ce mercredi 19 octobre, lors de l’examen la proposition de loi transpartisane visant à inscrire l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution.

Cette proposition de loi constitutionnelle, portée par la sénatrice écologiste Mélanie Vogel et cosignée par 118 sénateurs de 7 groupes politiques, s’est heurtée à l’opposition du groupe Les Républicains, majoritaire au Sénat. Le texte de loi a été rejeté (139 pour, 172 contre) et ce malgré le soutien appuyé du gouvernement.

Parmi les arguments juridiques mobilisés lors des débats parlementaires, de nombreux se sont opposés. Au-delà de la question, presque métaphysique du rôle de la Constitution elle-même, et malgré un texte rejeté, le sujet du bien-fondé juridique de la constitutionnalisation de l’IVG reste en suspens. Regards croisés de Diane Roman, professeure de droit public à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne et de Lauréline Fontaine, professeure de droit public et constitutionnel à l’université Paris 3 Sorbonne nouvelle, auteure du blog « le droit de la fontaine ».

Selon vous, cette proposition de loi constitutionnelle provoque-t-elle « un débat dangereux et lointain » comme l’ont affirmé plusieurs sénateurs lors de son l’examen au Sénat ?

Diane Roman : Je ne préfère pas répondre en tant que juriste sur ce point : mais le but d’une Constitution est de garantir des droits y compris pour les générations futures.

Lauréline Fontaine : Bien que je n’aie pas de motivation politique particulière, cette affirmation n’est pas complètement fausse. Si nous observons l’évolution de ce droit depuis 1975, l’admission du droit à l’avortement connaît une progression continue dans son accès et son exercice. Bien sûr nous sentons, au regard des circonstances mondiales, la précarité de ce droit. Mais il est possible qu’ouvrir le débat public sur le droit à l’avortement réveille les passions. Si on est attaché au droit à l’avortement, il n’est pas certain qu’ouvrir le débat soit la solution.

La constitutionnalisation de l’avortement aurait-elle pour objet « de dénaturer la Constitution » ? Certains sénateurs ont dénoncé la portée purement symbolique d’une telle constitutionnalisation, qu’en pensez-vous ?

Diane Roman : Le but d’une Constitution est d’organiser la séparation des pouvoirs et d’assurer la garantie des droits comme en dispose l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Comme évoqué dans mon article co-écrit avec les professeurs Stéphanie Hennette-Vauchez et Serge Slama, il en va des droits reproductifs et de l’autonomie personnelle comme de la liberté de conscience ou de l’égalité : ils ont toute leur place dans un texte constitutionnel ! C’est un enjeu d’égalité femmes-hommes et de citoyenneté.

Lauréline Fontaine : La Constitution sert à deux choses. D’une part, elle permet d’organiser les pouvoirs publics, mais également de fixer des limites à l’exercice de ce pouvoir. D’autre part, la Constitution pose les principes fondamentaux de la vie en société, que les pouvoirs publics sont tenus de respecter ou de mettre en œuvre. Le droit à l’avortement peut en faire partie, tout comme la liberté d’expression, la liberté de circulation ou encore le droit de propriété, essentiels en démocratie. Je ne vois aucune gêne à cela.

Réaffirmée à plusieurs reprises dans l’hémicycle, une constitutionalisation du droit à l’avortement n’accorderait pas une protection plus efficiente à ce droit. Par exemple, pour la sénatrice Muriel Jourda, « la Constitution n’est pas un coffre-fort, preuve en est que nous l’avons modifiée 24 fois ». Qu’en est-il concrètement ?

Diane Roman : Certes, mais c’est plus compliqué de réviser la Constitution que d’abroger une loi ! Il faut une majorité qualifiée ou une approbation référendaire, alors que la loi peut être adoptée même sans majorité. Il suffit d’observer la procédure du 49.3.

Par ailleurs, la constitutionnalisation des droits reproductifs aboutirait à les protéger plus durablement, en empêchant des régressions dont l’actualité nous montre qu’elles sont toujours possibles. Le Conseil constitutionnel n’a jamais reconnu la valeur constitutionnelle du droit à disposer de son corps, et penser que sa jurisprudence est plus protectrice que la parole du peuple souverain, qui s’exprime à travers la révision de la Constitution est curieux du point de vue juridique et politique

Lauréline Fontaine : Tout dépend de ce que l’on inscrit dans la Constitution lorsqu’on constitutionnalise le droit à l’avortement. En l’espèce, il ne serait pas possible d’adopter un texte constitutionnel trop précis concernant les conditions d’exercice de ce droit car il existe trop de désaccords au regard des assemblées. La constitutionnalisation serait donc a minima. De ce point de vue, la portée d’une constitutionnalisation serait plutôt symbolique car elle ne garantirait pas nécessairement un droit à l’avortement aussi étendu qu’aujourd’hui. C’est la loi qui régit les modalités d’exercice de ce droit, je pense en ce sens aux questions du remboursement de l’IVG, de la question du délai de recours ou encore de l’accès à ce droit, notamment pour les mineurs.

D’après certains sénateurs, cette proposition de loi constitutionnelle serait dangereuse car elle entraînerait le recours au référendum. Or, les sénateurs cosignataires ont précisé que cette proposition de loi constitutionnelle avait pour objet de délivrer un message politique au gouvernement. Quelle est votre analyse sur cette utilisation ?

Diane Roman : Effectivement, une proposition de loi constitutionnelle suppose ensuite l’organisation d’un référendum. D’où l’intérêt que la majorité politique actuelle, qui s’est déclarée favorable à la révision constitutionnelle, reprenne la main et que le gouvernement présente un projet de loi, lequel peut, s’il est voté en termes identiques par chacune des deux chambres, être soumis au Congres.

Lauréline Fontaine : Tout outil constitutionnel peut être instrumentalisé. Il revient à chaque organe politique d’instrumentaliser -ou pas- une règle constitutionnelle. Cela fait partie du jeu politique.

Sur la question du référendum lui-même : il est évident qu’il provoquerait un débat sur le droit à l’avortement lui-même et non plus sur sa constitutionnalisation. En France, le référendum est si peu utilisé, qu’il devient nécessairement une occasion pour que l’espace public se saisisse d’un débat pour en discuter, car il n’est jamais invité à le faire. Un des précédents pouvant être évoqué en ce sens est le référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe en 2005 : le débat avait largement dépassé le traité lui-même, il a d’ailleurs été rejeté.

De plus, moins nous utilisons le référendum, plus il peut représenter un risque. La Suisse est l’exemple idéal sur ce point : c’est un pays qui présente un surusage du référendum, avec parfois des propositions sulfureuses, délicates tant sur le point des droits que des libertés. Ce qui est intéressant, c’est que les Suisses ne cèdent pas souvent aux propositions populistes lors des référendums, bien qu’ils soient souvent invités à se prononcer sur des questions relatives aux libertés telles que sur l’avortement ou sur le droit des étrangers.

 

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