Paris, Senat, Jardin du Luxembourg

Face à une Assemblée nationale privée de majorité, quel sera le rôle du Sénat ?

Devant une Assemblée nationale potentiellement paralysée par le tripartisme, le Sénat s’affirme comme un pôle de stabilité parlementaire, même s’il ne peut, à lui seul, conduire le processus législatif à son terme. Par ailleurs, ses missions de contrôle pourraient être utilisées par la majorité sénatoriale comme le poil à gratter du prochain exécutif.
Romain David

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Ses sept dernières années, le Sénat s’est imposé dans son rôle de contre-pouvoir, notamment par ses commissions d’enquête, contrariant à l’envi la politique d’Emmanuel Macron. Mais la fracturation politique à l’Assemblée nationale, désormais scindée en trois blocs, risque aussi de venir réaffirmer le rôle de la « Chambre haute ». Le Sénat pourrait être appelé à devenir un plateau de stabilisation de la vie parlementaire, du moins dans la limite des pouvoirs que lui octroie la Constitution.

« Il y a une chambre, le Sénat, qui incarne la stabilité, qui a un pouvoir constitutionnel majeur, un pouvoir de verrou constitutionnel, un pouvoir de contrôle et un pouvoir de continuité », expliquait Gérard Larcher, le président du Sénat, ce jeudi matin sur BFMTV. « Quand il n’y a pas de majorité absolue à l’Assemblée nationale, le Sénat dispose à sa main d’un éventail d’outils institutionnels. Personne ne pourra modifier la Constitution (sans le vote du Sénat). Pour les lois organiques et ordinaires, s’il n’y a pas de majorité absolue à l’Assemblée nationale, la procédure du dernier mot sera totalement inopérante ce qui laisse au Sénat une très large marge de manœuvre », nous expliquait également Bruno Retailleau, le chef de file des sénateurs LR en début de semaine.

Le rôle du Sénat est défini par l’article 24 de la Constitution : il vote la loi, contrôle l’action du gouvernement et « assure la représentation des collectivités territoriales de la République ». Les sénateurs, au nombre de trois cent quarante-huit, sont élus au suffrage universel indirect pour un mandat de six ans. Dans le cadre du bicamérisme à la française, qui accorde le dernier mot à l’Assemblée nationale si les deux chambres sont en désaccord sur un texte de loi, le Sénat est souvent considéré comme quantité négligeable.

De nombreux responsables politiques ont d’ailleurs évoqué sa suppression. Jean-Luc Mélenchon rêve d’une VIe République sans le Sénat. Benoît Hamon, candidat socialiste à la présidentielle de 2017, voulait y faire entrer des représentants de la société civile. Notons que le référendum de 1969, qui a abouti à la démission de Charles de Gaulle, proposait de fusionner la Chambre haute avec le Conseil économique et social.

Elaborer la loi

Le Sénat joue un rôle central dans le processus législatif. Chaque projet de loi (à l’initiative du gouvernement) ou proposition de loi (à l’initiative du Parlement) est successivement examiné dans les deux chambres du Parlement. On parle de « première lecture ». Si à l’issue de cette première lecture, l’Assemblée nationale et le Sénat ne votent pas le texte examiné dans les mêmes termes, celui-ci repart pour une seconde lecture dans les deux chambres, c’est ce que l’on appelle « la navette parlementaire ». En cas d’échec de la navette parlementaire, un mécanisme de conciliation, appelé commission mixte paritaire (CMP), est mis en place : 7 députés et 7 sénateurs se réunissent à huis clos pour essayer de se mettre d’accord sur une version commune du texte de loi. Mais il est possible qu’aucun accord ne se dégage de la CMP, le texte repart alors à l’Assemblée nationale qui aura le dernier mot.

Si le Sénat, in fine, s’incline devant la décision des députés, il dispose tout du moins d’un pouvoir de dilution : en marquant ses désaccords, il a la possibilité d’étirer le processus législatif, à moins que le gouvernement n’enclenche une « procédure accélérée », ce qui limite le nombre de navettes entre les deux assemblées. Mais là encore, la Chambre haute a toujours la possibilité d’imposer son tempo. Durant la crise sanitaire, le Sénat avait refusé de bousculer le calendrier d’examen du Pass vaccinal, fixé en conférence des présidents, et ce malgré la demande du Premier ministre Jean Castex, qui misait sur une entrée en vigueur rapide du dispositif.

« Le Sénat ne dit jamais non par dogmatisme et jamais oui par discipline »

Notons toutefois qu’en matière de réforme constitutionnelle, rien ne peut se faire sans l’aval du Sénat. C’est le fameux « verrou constitutionnel » évoqué par Gérard Larcher. Alors que chacun des trois blocs arrivés en tête des élections législatives dimanche porte dans son programme des projets de réforme de la Constitution, plus ou moins conséquent, ils doivent pour cela faire adopter, en termes identiques, leur texte de réforme par l’Assemblée nationale et le Sénat. Avant un vote devant le Parlement réuni en Congrès, où trois cinquièmes des suffrages sont nécessaires.

« Le verrou constitutionnel peut aussi se déverrouiller », sourit le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Lille. Il évoque l’inscription de l’IVG dans la Constitution, le 4 mars dernier, contre laquelle était largement opposée la majorité sénatoriale, avant de progressivement basculer sous la pression de l’opinion. « Il y a une formule que Gérard Larcher utilise souvent : le Sénat ne dit jamais non par dogmatisme et jamais oui par discipline », relève encore cet universitaire. « C’est une manière de rappeler que quelle que soit la couleur politique du gouvernement, le Sénat est attaché à fournir un travail constructif sur l’élaboration des lois ».

« La chambre permanente, celle de la continuité républicaine »

Cette situation est facilitée par la large majorité dont dispose la Chambre haute : 133 sénateurs Les Républicains, alliés à 57 centristes. « D’autant qu’ils peuvent régulièrement s’appuyer sur les voix de deux groupes pivots que sont les RDSE et les Indépendants, émanation des centristes », observe Jean-Philippe Derosier. Avec un renouvellement de moitié tous les trois ans, le calendrier électoral de la Chambre Haute n’est pas celui du quinquennat.

À la différence des députés, élus dans la foulée de l’élection présidentielle, et généralement tributaire de la dynamique enclenchée autour du président élu, le Sénat échappe aux humeurs électorales. La vague de « dégagisme » qui a déferlé sur le Palais Bourbon en 2017, après l’élection d’Emmanuel Macron, n’est pas arrivée jusqu’au Palais du Luxembourg. Lors des sénatoriales de septembre, les grands équilibres se sont maintenus, à l’exception de quelques dizaines de défections côté PS, qui ont permis la création d’un petit groupe de macronistes. Par ailleurs, le Sénat ne peut pas être dissous. « Il est la chambre permanente, celle de la continuité républicaine », souligne Jean-Philippe Derosier.

Face à une assemblée fracturée, privée de majorité, le Sénat est également en mesure d’aller au bout du travail législatif. Ces deux dernières années, seule la Chambre haute a pu achever l’examen du budget et des lois de financement de la Sécurité sociale. Alors que le Palais Bourbon n’a pas été en mesure d’aller au bout de la discussion parlementaire sur la réforme des retraites de 2023, finalement adoptée par 49.3, l’ex-Première ministre Élisabeth Borne et le Ministre du Travail Olivier Dussopt ont souvent rappelé, face à leurs détracteurs, que le texte avait été bel et bien été voté au Sénat. Une manière d’en faire valoir la légitimité démocratique, même s’il s’agissait d’un vote bloqué, procédure par laquelle le Gouvernement contraint les parlementaires à ne se prononcer que sur l’ensemble du texte, en ne retenant que les amendements qui l’intéressent. En tout état de cause, à moins d’engager la responsabilité du gouvernement ou d’agir par ordonnances, l’exécutif ne peut se passer de l’Assemblée nationale pour légiférer.

Un terrain de négociations

Depuis 2022, il est a rapidement apparu que pour constituer des majorités de circonstance à l’Assemblée, le gouvernement devait aussi ménager les groupes politiques qui siègent au Palais du Luxembourg. L’examen du projet de loi immigration en fin d’année dernière en offre un exemple criant. Afin d’obtenir le soutien des députés LR pour éviter l’utilisation d’un énième 49.3, la majorité présidentielle a concédé aux sénateurs LR, lors des discussions en commission mixte paritaire, la réintroduction de nombreuses mesures que la droite avait fait voter au Sénat, mais qui avait été détricotées par l’Assemblée lors de la navette parlementaire.

« Le Sénat est moins dans une stratégie d’obstruction que l’Assemblée nationale, et eu égard au tempérament de la figure du sénateur, il est plus facile d’y dialoguer », observe Jean-Philippe Derosier. En l’absence de majorité claire à l’Assemblée nationale, le point d’équilibre des CMP pourrait donc basculer un peu plus vers les représentants de la majorité sénatoriale.

Empêcheur de tourner en rond

Moins connu, le pouvoir de contrôle des parlementaires est un moyen de brider l’action du gouvernement, ou tout du moins de le contraindre à changer de méthodologie. Le Sénat dispose de différents outils pour surveiller l’action du gouvernement. Ministres et secrétaires d’Etat sont tenus de répondre aux questions des sénateurs : chaque mercredi, lors des questions d’actualité au gouvernement, puis une fois par mois en séance publique lors des « questions orales ». Les élus peuvent également leur adresser des questions écrites.

Dans la mesure où le gouvernement est tenu de rendre compte de sa gestion des deniers publics devant le Parlement, les commissions des Finances et des Affaires sociales du Sénat ont la possibilité de procéder à des « contrôles sur pièces et sur place » au sein des ministères. L’un des plus retentissants a eu lieu en mars dernier, lorsque le sénateur LR Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances, s’est rendu à Bercy pour découvrir que le déficit public pour l’année 2023 s’établissait à 5,6 % du PIB, soit un décalage de 0,7 point avec la prévision initialement faite par le gouvernement, qui tablait sur un déficit de 4,9 %.

Enfin, plusieurs enquêtes parlementaires à forts retentissements, sur l’affaire Benalla, le recours aux cabinets de conseil pour la gestion des politiques publiques ou, plus récemment, le fonds Marianne, sont venues réaffirmer le pouvoir de contrôle qu’exercent les parlementaires sur l’exécutif, et par conséquent leur capacité de nuisance avec, dans plusieurs cas, des débouchés judiciaires.

Nul ne peut déroger à une convocation par une commission d’enquête parlementaire, sous peine de poursuites. Par ailleurs, les personnes auditionnées s’expriment sous serment. Autant de moyens dont espère user Bruno Retailler pour « harceler » un éventuel gouvernement de gauche. « Nous utiliserons l’ensemble des prérogatives institutionnelles du Sénat ! », promettait le Vendéen en début de semaine.

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