Européennes 2024 : les abstentionnistes peuvent-ils faire basculer l’élection ?
Par Alexis Graillot
Publié le
Elle est scrutée de près par l’ensemble des forces politiques, étant souvent susceptible de faire basculer l’élection dans un sens ou dans un autre. L’abstention constitue une donnée clé de bon nombre de derniers scrutins, en atteste les résultats des dernières élections européennes, lorsque la mobilisation plus importante que prévu de l’électorat jeune avait permis à Europe Écologie Les Verts de déjouer les pronostics.
« La remontée de la participation lors du dernier scrutin, notamment de la part des jeunes, explique globalement que les électeurs se sont retrouvés à plus se déplacer », analyse ainsi Jean-Daniel Lévy, directeur délégué de Harris Interactive France.
« Ce qui est frappant, c’est à quel point l’abstention est en fonction de l’âge »
En ce qui concerne le profil sociologique des électeurs qui font le choix de ne pas se déplacer, les sondeurs n’observent pas de grands bouleversements par rapport aux dernières élections nationales. Ainsi, la participation augmente crescendo en fonction de l’âge, observe Stéphane Zumsteeg, directeur du département opinion et recherche sociale d’Ipsos : « Pour le profil, ce qui est frappant, c’est à quel point l’abstention est en fonction de l’âge », observant qu’« uniquement 1/3 des moins de 35 ans comptent se déplacer, alors que c’est quasiment 2 fois plus pour les seniors ». Un phénomène qui inquiète le sondeur : « L’abstention des jeunes est un vrai problème, car elle participe à installer une démocratie des seniors, avec des partis politiques qui peuvent faire preuve a minima de pragmatisme voire de cynisme pour orienter leurs politiques vers les attentes des personnes âgées ». « C’est un cercle vicieux, car les jeunes se disent que les programmes ne correspondent pas à leurs attentes », note-t-il.
De la même manière, pas de surprise concernant les catégories socioprofessionnelles, même si la différence n’est pas aussi marquée que l’on pourrait le penser. D’après cette même enquête Ipsos pour le CEVIPOF, Le Monde, la Fondation Jean Jaurès et l’Institut Montaigne, ce sont les cadres qui s’abstiennent le moins (53 %) et les employés qui sont le moins susceptibles d’aller voter (63 %). Une différence toutefois beaucoup plus marquée avec l’électorat retraité, dont le chiffre de l’abstention se situe à seulement 38 %, et même 32 % pour les retraités de catégories socioprofessionnelles supérieures.
Pas de différence notable non plus du côté du profil géographique des électeurs : « Ce qui est fascinant dans cette élection, est que la géographie de la participation rejoint la sociologie de la participation », décrit Emmanuel Rivière, directeur associé de l’agence Grand Public, pour qui « pour les européennes, on a le pompon de l’abstention pour les territoires ultramarins ». « En métropole, on imagine assez bien ce qui peut en être ». Les territoires ruraux du sud-ouest plus participent davantage alors que les départements comme le Nord et Moselle votent moins ». Avec une particularité pour un territoire francilien : « Le champion métropolitain de l’abstention est la Seine-Saint-Denis en raison du sentiment de délaissement au sein de la population, et l’impression d’être chez beaucoup de citoyens considérés comme de seconde zone », continue le politologue.
« Il faut démentir l’idée reçue que les élections européennes sont les parents pauvres du système électoral français »
En dépit de cette abstention différentielle, pas question pour les différents experts interrogés de partager l’idée reçue que les élections européennes seraient plus vectrices d’abstention que les autres scrutins : « Il faut démentir l’idée reçue que les élections européennes sont les parents pauvres du système électoral français », pointe Emmanuel Rivière. « C’est l’élection qui possède le plus fort taux de participation entre 2017 et 2022 », note-t-il, observant qu’« on vote plus aux européennes qu’aux législatives ». Le politologue donne à ce sujet, plusieurs explications : « Un des moteurs de ce sursaut de participation est la perception qu’il y a des enjeux lourds, susceptibles de faire peser une « menace sur l’existence même du scrutin européen » : un contexte post-Brexit, les victoires de Trump et de Bolsonaro, la prise de pouvoir de la Ligue et du mouvement 5 étoiles en Italie », explique celui qui est également vice-président de la maison de l’Europe de Paris. Avec toutefois un contexte particulier lors des dernières élections européennes, car « en 2019, la question du climat avait ramené les jeunes vers les urnes ».
Un précédent qui doit inciter, selon Emmanuel Rivière, à un examen attentif, de la part des listes de gauche, du taux de participation tout au long de la journée : « Les listes de gauche auraient intérêt à scruter dimanche après-midi, un bon taux de participation », explique-t-il, ajoutant qu’« une participation plus haute qu’attendue serait un bon signe » pour ces listes. Toutefois, « tout ça varie d’une élection à l’autre », note le politologue. « Pour les départementales et régionales, la participation faible avait joué un tour au RN. Mais ce qui est frappant dans cette élection, c’est que son électorat traditionnellement plus abstentionniste, on observe une détermination à aller voter ». Un phénomène que le directeur associé de l’agence Grand Public explique de deux manières : « l’électeur RN a comme caractéristiques d’être très hostile à Emmanuel Macron, mais aussi d’être eurosceptique », analyse-t-il.
Un constat que partage Jean-Daniel Lévy : « Les indécis sont traditionnellement moins politisés, mais le niveau d’indécision est beaucoup moins fort du côté du Rassemblement National ». Pour le politologue, le conflit au Proche-Orient entre Israël et le Hamas, pourrait constituer une variable « importante » en faveur d’une mobilisation « d’une partie de l’électorat ». A cet égard, la dernière enquête Toluna Harris Interactive pour Challenges, M6 et RTL, réalisée ce lundi, montre que la liste LFI conduite par Manon Aubry (9 %), occupe désormais solidement la 4e place des intentions de vote, derrière Raphaël Glucksmann (PS-Place Publique) (13 %), mais devant François-Xavier Bellamy (LR) (7.5 %), Marie Toussaint (Les Ecologistes) (6 %), et Marion Maréchal (Reconquête) (5 %).
« La vraie différence entre Bardella et Hayer c’est la capacité à garder son électorat »
Enfin, les trois experts interrogés scrutent avec un grand intérêt, deux indicateurs de mobilisation. Le premier d’entre eux concerne l’abstention selon le vote au premier tour de la présidentielle 2022. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le résultat est quelque peu surprenant : « Contrairement à d’habitude, il n’y a pas de forte différence dans la mobilisation des différents électorats », observe Stéphane Zumsteeg, qui a conduit la dernière étude de l’Ipsos. Selon cette étude, 53 % des électeurs de Marine Le Pen comptent se déplacer pour ces élections, contre 51 % pour ceux d’Emmanuel Macron. Le chiffre pour les électeurs de Jean-Luc Mélenchon n’est guère plus faible, puisque celui-ci mobilise 48 % de son électorat, toujours selon cette même étude. A noter tout de même que ce sont les électeurs d’Éric Zemmour en 2022 qui se mobilisent le plus, puisque 2/3 d’entre eux comptent se mobiliser. Une explication qui tient à la « sociologie » de l’électorat du polémiste, plus âgé.
En revanche, l’explication de tels écarts entre la liste de la majorité présidentielle et celle du Rassemblement National (entre 15 et 18 points selon les différents instituts), tient davantage à la « capacité à garder son électorat ». De ce côté, Jordan Bardella fait le plein des électeurs de Marine Le Pen en 2022, puisque 91 % d’entre eux se prononcent en faveur de l’eurodéputé sortant. A l’inverse, Valérie Hayer ne mobilise que faiblement l’électorat d’Emmanuel Macron de 2022, ne recueillant que 56 % des électeurs du Président de la République. Un constat identique peut être fait du côté des listes, et explique en grande partie la percée de Raphaël Glucksmann, alors que le PS n’avait recueilli que 1.7 % à la dernière élection présidentielle. Le candidat Place Publique récupère ainsi ¼ des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2022, alors que Manon Aubry est loin de faire le plein auprès de ces mêmes électeurs (35 %). De la même manière, Marie Toussaint ne recueille que 42 % des électeurs de Yannick Jadot en 2022, alors que Raphaël Glucksmann grappille 1/3 des électeurs de la députée européenne écologiste sortante. « Le RN est une force qui arrive à consolider sa base », observe Stéphane Zumsteeg, qui voit dans ce vote, « un moyen de résister à l’Europe ».
Même constat pour Emmanuel Rivière, qui n’attribue pas ce succès mobilisateur, à la volonté de sanctionner le président après 7 années à l’Elysée : « Je ne crois pas trop à l’effet mobilisateur anti-Macron », modère-t-il. « On va retrouver les leviers qu’on avait déjà en 2019. Les gens pensent que l’Europe a un impact sur leur vie, mais cela renvoie plus à un référendum pour ou contre les politiques européennes qui sont conduites, plutôt que pour ou contre le Président de la République ».
Reste à savoir si l’implication tous azimuts de l’exécutif dans la campagne pourra peser sur le scrutin. La stabilisation de la liste Hayer entre 15 et 16 % des intentions de votes ne semble pas plaider en la faveur de cette stratégie. Résultat dimanche pour confirmer ou infirmer les études d’opinion.
Pour aller plus loin