À première vue, les termes des débats qui se sont tenus le 5 février au Sénat peuvent surprendre. À l’initiative d’une proposition de résolution déposée par le sénateur LREM Richard Yung, les sénateurs ont en effet unanimement dénoncé les « drames humains » que constituent les enlèvements d’enfants au Japon en cas de conflit entre les conjoints, qui touchent parfois les enfants franco-japonais. Loin de faire écho aux diverses rumeurs d’enlèvements d’enfants qui ont agité la société française tant à Paris au XVIIIè siècle[1] que sur les réseaux sociaux aujourd’hui, les sénateurs sont revenus sur un véritable fait de société au Japon : « Au Japon, ni le partage de l'autorité parentale ni la garde alternée n'existent et l'exercice du droit de visite dépend du bon vouloir du parent qui a la garde de l'enfant » a expliqué Richard Yung.
La législation japonaise de la famille ne prévoit pas le partage de l’autorité parentale
Le sénateur représentant les Français établis à l’étranger décrit ici un principe juridique dont les conséquences pratiques sont lourdes : il n’existe au Japon aucun dispositif juridique permettant à deux parents de partager la garde de leur enfant. Par conséquent, en cas de conflit parental (divorce ou séparation), la garde de l’enfant n’est pas régulée juridiquement et si un des parents décide de partir avec l’enfant afin de vivre avec lui, l’autre conjoint ne dispose d’aucun recours possible.
Les sénateurs ont multiplié les exemples, allant jusqu’à mentionner des cas extrêmes, comme celui d’un journaliste australien détenu en prison pour avoir tenté de voir ses enfants, évoqué par Richard Yung : « Récemment, un père australien avait été retenu 45 jours en garde à vue puis condamné à six mois de prison avec sursis pour avoir tenté de voir ses enfants après le passage d'un violent typhon. » Jocelyne Guidez, sénatrice centriste, est longuement revenue sur le cas d’un enfant âgé de 4 ans et résidant en France, qui a dû rejoindre son père japonais alors que sa mère « ne reverrait probablement pas son fils avant sa majorité, fixée à 20 ans au Japon ».
Jocelyne Guidez (UC) : "Une histoire familiale qui s'est soldée par un déchirement humain."
Une évolution de la législation ?
Cette situation n’est pas nouvelle et est au contraire profondément imbriquée dans les évolutions sociales et familiales de la société japonaise. Richard Yung fait d’emblée remarquer : « Il y a tout juste neuf ans, le Sénat adoptait une résolution appelant les autorités franco-japonaises à garantir le respect du droit des enfants franco-japonais séparés de l'un de leurs parents. » Un aveu d’impuissance ? Pas totalement, puisque la situation a tout de même évolué depuis 2011. Le Japon a adhéré, en janvier 2014, à la convention de La Haye du 25 octobre 1980 qui vise à « protéger l'enfant sur le plan international et à établir des procédures de retour immédiat de l'enfant dans l'État de sa résidence habituelle ». En clair, c’est un engagement international que prennent les pays signataires de garantir un droit de visite et le retour d’un enfant dans son pays de résidence habituel en cas d’un « non-retour illicite ».
Pourtant, si le Japon s’est théoriquement engagé, la résolution adoptée par les sénateurs déplore des « manquements » de la justice japonaise dans l’exécution des ordonnances de retour et dans les décisions accordant un droit de visite au parent français. Il est permis de douter de l’effectivité de ces engagements internationaux quand on sait qu’il s’est même tenu à Paris le 15 mai 2018 un séminaire qui était coorganisé par le Ministère des Affaires étrangères du Japon et la Fédération japonaise des associations du Barreau où l’on expliquait aux participants comment s’y prendre pour enlever leur enfant et contourner cette fameuse Convention de la Haye sur les droits de l’enfant.
Le 10 mai 2019, le parlement japonais a tout de même adopté une loi qui renforce le rôle des juridictions et des agents de la force publique dans les changements concernant l’autorité parentale et la garde des enfants : ceux-ci doivent s’assurer que ces changements ne nuisent pas au bien-être mental et physique de l’enfant. Force est de constater que ces changements restent marginaux face à la prégnance juridique et sociale du principe de « continuité » de la parenté, qui « entérine le kidnapping » pour Richard Yung. « Le principe de continuité, hérité de l'ère Meiji suppose que, lorsqu'un parent quitte la maison, il quitte la famille » explique ainsi Françoise Laborde, sénatrice RDSE. La sénatrice communiste Christine Prunaud en déduit donc que « selon ce principe non écrit de continuité, les autorités japonaises accordent presque toujours la garde au parent ravisseur ».
Le Sénat contraint de s’en remettre à l’action diplomatique
En fait, la sénatrice socialiste Claudine Lepage résume bien la situation : cette question « touche au droit des enfants », et donc aux problèmes de législation internationale évoqués plus haut, mais « elle touche aussi à la souveraineté d'un pays dont nous sommes séparés par un gouffre culturel et judiciaire ».
Claudine Lepage (PS) : "Cette question touche aussi à la souveraineté d'un pays dont nous sommes séparés par un gouffre culturel et judiciaire."
Ces enlèvements d’enfants binationaux se heurtent donc aux problèmes habituellement soulevés par le droit international : le législateur français ne peut pas produire des règles de droit au Japon et doit donc se reposer sur des conventions internationales dont l’effectivité est à géométrie variable et dépend notamment de la volonté politique des pays signataires. Le cas de l’enlèvement des enfants franco-japonais ne peut donc se régler indépendamment du regard que porte la société japonaise sur l’autorité parentale et la garde alternée des enfants en cas de séparation. D’autant plus qu’on dénombre 150 000 enfants concernés par cette garde unique, pour 11 cas d’enfants franco-japonais, même si ces cas sont probablement sous-évalués d’après les sénateurs. Autant quantitativement qu’au niveau juridique, le problème ne peut donc se régler en France.
On comprend mieux les modalités choisies par les sénateurs pour attirer l’attention sur le sujet. Une résolution n’est pas une loi et n’a donc pas de valeur contraignante et exprime souvent une préoccupation des parlementaires sur laquelle ils souhaitent attirer l’attention. En faisant adopter cette résolution à l’unanimité, Richard Yung, qui porte ce combat depuis de nombreuses années, essaie surtout d’entamer une action diplomatique pour que le Japon respecte ses engagements internationaux. Le président de la République avait par ailleurs mis le sujet sur la table lors de sa première visite officielle en juin 2019 en évoquant les « situations inacceptables » vécues par des enfants binationaux et leurs parents français avec le Premier ministre japonais. La résolution propose par exemple de créer un poste de magistrat dédié à cette question et rattaché à l’ambassade de France à Tokyo, mais des évolutions substantielles ne pourront passer que par des changements juridiques, politiques et sociaux internes au Japon.
[1] J. Revel et A. Farge, Logiques de la foule. L’Affaire des enlèvements d’enfants, Paris 1750, Hachette, 1988